2-62-7. H. Poincaré to Physics Nobel Committee

[Ca. 28.01.1902]11 1 Le manuscrit porte un cachet : “K. Vetenskapsakademiens – Nobelkomitéer – Inkom den 31.1 1902”.

Les Soussignés estiment que la candidature de M. le Professeur Lorentz pourrait être proposée pour le prochain prix Nobel de Physique.22 2 Poincaré a été chargé par G. Mittag-Leffler de soutenir la candidature de Lorentz au prix Nobel de physique; voir Nabonnand, dir., 1999, §§ 181, 183, 186. Les raisons que l’on peut faire valoir en faveur de cette candidature sont les suivantes.

La théorie de Maxwell, après une période de vingt années où elle avait été accueillie avec quelque méfiance, venait de recevoir une confirmation expérimentale grâce aux travaux de Hertz, et était adoptée par la plupart des physiciens.33 3 À propos de cette confirmation, voir la correspondance entre Poincaré et Hertz, Birkeland, Bjerknes, Blondlot, Cornu, Perot, et Sarasin (Walter 2007).

Cependant quelques lacunes y subsistaient encore, je signalerai seulement les deux principales.

Le phénomène de l’aberration de la lumière était bien expliqué dans ses traits généraux; mais pourquoi aucune expérience d’optique faite sur la Terre ne pouvait-elle mettre en évidence le mouvement de cette planète, et cela quel que soit le phénomène optique mis en jeu, diffraction, interférence, réflexion, dispersion ou double réfraction ? L’explication classique était impuissante à en rendre compte d’une façon satisfaisante. Quant à la théorie de Hertz, elle était contredite par l’expérience de Fizeau sur l’entraînement des franges.44 4 Il s’agit de l’électrodynamique des corps en mouvement de Hertz (1890).

D’un autre côté, la polarisation rotatoire magnétique, découverte par Faraday, n’avait pas non plus été expliquée; et les efforts de Maxwell, malgré la puissance de génie dont ils témoignaient, avaient sur ce point été impuissants. Il n’avait pu éviter de tomber dans de flagrantes contradictions. Chose étrange, c’était l’expérience de Faraday qui nous avait la première révélé les liens intimes de la lumière et de l’électricité, et c’était celle où venait se heurter la première théorie électromagnétique de la lumière.

Tel était l’état des choses quand M. Lorentz a abordé la question. On sait de quelle hypothèse il est parti et quelle en était la simplicité. D’après lui, les charges électriques seraient invariablement liées à certaines particules matérielles très ténues appelées électrons. Ces électrons se déplaceraient en transportant avec eux une charge invariable. Mais tandis qu’ils pourraient circuler sans obstacles dans les corps dits conducteurs, ce qui produirait les courants voltaïques, leur déplacement dans les milieux diélectriques seraient limités car ils auraient à surmonter une résistance élastique qui croîtrait rapidement avec le déplacement et ne tarderait pas à l’arrêter.

Ce que vaut cette hypothèse en elle-même, nous n’en savons rien et nous n’en saurons jamais rien. Mais ce que nous devons nous demander c’est si cette hypothèse s’est montrée féconde et utile, soit en permettant de coordonner les faits anciens, soit en en faisant prévoir de nouveaux.

D’abord la théorie de Lorentz explique tout ce qu’expliquait déjà celle de Maxwell; elle laisse subsister entre l’optique et l’électricité cette intime connexion découverte par l’illustre savant anglais. Ce sont là des mérites en quelque sorte négatifs sur lesquels il n’y a pas lieu d’insister.

Mais de plus, elle comble les deux lacunes graves que nous avons signalées plus haut. Le phénomène de l’aberration, et de l’entraînement partiel de l’éther et des ondes par la matière en mouvement reçoivent enfin une explication satisfaisante. Ce n’est pas l’éther qui est partiellement entraîné, ce sont les électrons et l’étude de la réaction mutuelle de l’éther en repos et des électrons en mouvement rend compte de toutes les particularités observées. Pourquoi par exemple, toutes les expériences tentées pour mettre en évidence le mouvement de la Terre, ont-elles données des résultats négatifs ? Il était évident qu’il y avait à cela une raison générale; cette raison, M. Lorentz l’a découverte et il l’a mise sous une forme frappante par son ingénieuse invention du « temps réduit ». Deux phénomènes qui se passent en deux lieux différents peuvent paraître simultanés bien qu’ils ne le soient pas; tout se passe comme si l’horloge d’un de ces lieux retardait sur celle de l’autre et comme si aucune expérience concevable ne pouvait faire découvrir cette discordance. Or l’effet du mouvement de la Terre serait seulement, d’après M. Lorentz, de faire naître une semblable discordance qu’aucune expérience ne pourrait révéler.55 5 Le “temps réduit” correspond au temps local de Lorentz, pris en considération par Poincaré lors de son cours de 1899–1900 (Poincaré 1901, 530–535). Il a calculé la différence entre le temps local pour un observateur terrestre et le temps “vrai” de l’éther, et il a montré que sa grandeur était insensible. Voir aussi la correspondance avec Potier (§ 2-48-8, notes). Comme le remarque Darrigol (1995), Poincaré a proposé une définition opérationnelle du temps local, où deux horloges en mouvement uniforme commun sont synchronisées à travers l’échange de signaux optiques (Poincaré 1900; Petiau 1954, 483). À propos des horloges en mouvement chez Poincaré, voir Walter (2014).

Nous ne pouvons entrer ici dans plus de détails et nous devons nous contenter de ces indications sommaires. Nous nous bornerons à dire que cette explication concilie tout naturellement un grand nombre de faits observés, en apparence contradictoires.

Il en est de même en ce qui concerne la polarisation magnétique de Faraday, qui est la seconde des lacunes dont nous avons parlé ci-dessus. L’explication est toute naturelle et semble découler immédiatement des hypothèses fondamentales.

Mais ici se présente une circonstance bien digne d’attention.

Ces mêmes hypothèses conduisaient en même temps à prévoir un phénomène que personne jusque là n’avait observé. Un champ magnétique intense devait avoir une influence non seulement sur la propagation, mais sur l’absorption et l’émission de la lumière.

On sait que cette prévision n’a pas tardée à être confirmée par la mémorable expérience de Zeeman.66 6 Pieter Zeeman et H.A. Lorentz partageront le prix Nobel de physique en 1902. Il s’agit de la découverte et de l’explication de l’effet Zeeman.

Des expériences ultérieures ont montré que le phénomène n’était pas aussi simple qu’on l’avait cru d’abord. On a pu croire un instant que ce déplacement des raies spectrales, que M. Lorentz avait prévu et qui avait semblé une confirmation éclatante de sa théorie, allait au contraire en déterminer la ruine. Ce que M. Lorentz avait annoncé en effet, c’était la formation de trois raies; au lieu de cela on en voyait quatre ou davantage. Mais la théorie de Lorentz s’est au contraire très facilement adaptée à ces particularités qu’elle n’avait pas prévues. De légères modifications aux hypothèses primitives en ont facilement rendu compte.77 7 Des raies quadruplets sont mises en évidence par Preston à la fin de 1897, et des sextuplets par Cornu en 1898 (Whittaker, 1951, I, 413). Comme le remarque Buchwald (1985), Lorentz (1899) et Poincaré (1899) ont divergé à propos de l’explication des quadruplets. L’explication rigoureuse de ce qu’on appellera plus tard l’effet Zeeman anomal se sert du concept de spin; elle ne sera pas obtenue au sein de l’électrodynamique classique.

D’un autre côté, cette théorie convenablement approfondie, faisait prévoir certaines dissymétries qui avaient échappé à l’attention des premiers observateurs, et depuis un physicien italien en a reconnu la réalité.88 8 A partir de la théorie de Lorentz, Augusto Righi (1900) explique le comportement des raies lorsque le rayon lumineux est incliné par rapport aux lignes de force magnétique.

Ainsi M. Lorentz a prédit le phénomène principal et en a amené la découverte, il a rendu compte de particularités qu’il n’avait d’abord pas prévues, et en même temps il en a annoncé d’autres qui sans cela auraient longtemps échappé aux physiciens. Mais surtout, il a, dès le début, mis en pleine lumière le rapport étroit qui lie le phénomène nouveau de Zeeman avec la découverte ancienne de Faraday.

On accuse les théories d’être fragiles, et sans doute, si elles prétendaient nous révéler le fond des choses, la vue de tant de ruines suffirait pour nous rendre sceptique. Mais, quand la théorie de Lorentz aura rejoint ses devancières dans ce vaste cimetière, est-ce que les faits qu’elle a prévus et que par là elle a fait découvrir ne subsisteront pas toujours ? Et si un jour elle venait à être abandonnée, combien se tromperaient ceux qui diraient, si elle a prévu des faits vrais, ce n’est que par hasard, puisqu’elle était fausse. Non, ce n’est pas par hasard, c’est parce qu’elle nous a révélé des rapports jusque là inconnus entre des faits en apparence étrangers les uns aux autres, et que ces rapports sont réels; et qu’ils le seraient encore quand même les électrons n’existeraient pas. Voilà quelle sorte de vérités on peut espérer trouver dans une théorie, et ces vérités lui survivront. C’est parce que nous croyons que les travaux de Lorentz contiennent beaucoup de vérités de ce genre que nous vous proposons de les récompenser.99 9 Variante : “C’est parce que nous croyons que la théorie les travaux de Lorentz … ”.

Poincaré
Membre de l’Institut de France1010 10 Les signataires du document comprennent certains qui ont signalé leur soutien en mettant leur signature sur une feuille à part (Sarrau, Cailletet, Boussinesq, Violle, Becquerel). D’autres ont communiqué leur soutien par télégramme à Mittag-Leffler (Fuchs, Birkeland, Planck, Lundquist), ou à Hasselberg (Röntgen); ces noms semblent avoir été inscrits par Mittag-Leffler.

G. Lippmann, A. Cornu, G. Mittag-Leffler

E. Sarrau L. Fuchs
L. Cailletet K. Birkeland
J. Boussineq M. Planck
J. Violle L. Lundquist
H. Becquerel W.C. Röntgen

Nous adhérons à la proposition faite en faveur de M. le Professeur Lorentz pour le prix Nobel de Physique.1111 11 Cette phrase, de la main de Poincaré, figure sur une feuille à part.
E. Sarrau L. Cailletet J. Boussinesq J. Violle Henri Becquerel

ADS 5p. Nobel Archives of the Royal Swedish Academy of Sciences.

Time-stamp: "30.12.2016 12:26"

Références

  • J. Z. Buchwald (1985) From Maxwell to Microphysics. University of Chicago Press, Chicago. Cited by: footnote 7.
  • O. Darrigol (1995) Henri Poincaré’s criticism of fin de siècle electrodynamics. Studies in History and Philosophy of Modern Physics 26, pp. 1–44. Cited by: footnote 5.
  • H. Hertz (1890) Über die Grundgleichungen der Elektrodynamik für bewegte Körper. Annalen der Physik und Chemie 41, pp. 369–399. External Links: Link Cited by: footnote 4.
  • H. A. Lorentz (1899) Zur Theorie des Zeemaneffektes. Physikalische Zeitschrift 1 (3), pp. 39–41. Cited by: footnote 7.
  • P. Nabonnand (Ed.) (1999) La correspondance d’Henri Poincaré, Volume 1: La correspondance entre Henri Poincaré et Gösta Mittag-Leffler. Birkhäuser, Basel. External Links: Link Cited by: footnote 2.
  • G. Petiau (Ed.) (1954) Œuvres d’Henri Poincaré, Volume 9. Gauthier-Villars, Paris. External Links: Link Cited by: footnote 5.
  • H. Poincaré (1899) La théorie de Lorentz et le phénomène de Zeeman. Éclairage électrique 19, pp. 5–15. Cited by: footnote 7.
  • H. Poincaré (1900) La théorie de Lorentz et le principe de réaction. Archives néerlandaises des sciences exactes et naturelles 5, pp. 252–278. External Links: Link Cited by: footnote 5.
  • H. Poincaré (1901) Électricité et optique: la lumière et les théories électrodynamiques. Carré et Naud, Paris. External Links: Link Cited by: footnote 5.
  • A. Righi (1900) Sul fenomeno di Zeeman nel caso generale d’un raggio luminoso comunque inclinato sulla direzione della forza magnetica. Nuovo cimento 11, pp. 177–206. External Links: Link Cited by: footnote 8.
  • S. A. Walter (Ed.) (2007) La correspondance d’Henri Poincaré, Volume 2: La correspondance entre Henri Poincaré et les physiciens, chimistes et ingénieurs. Birkhäuser, Basel. External Links: Link Cited by: footnote 3.
  • S. A. Walter (2014) Poincaré on clocks in motion. Studies in History and Philosophy of Modern Physics 47 (1), pp. 131–141. External Links: Link Cited by: footnote 5.
  • E. T. Whittaker (1951) A History of the Theories of Aether and Electricity. T. Nelson, London. Cited by: footnote 7.