1. Poincaré et Appell à l’Université de Stockholm:
Rapport sur MM. Bjerknes et Petrini

Paris le 30 Avril 1895

Rapport de M.M. Poincaré et Appell11 1 Paul Appell (1855–1930), professeur de mécanique rationnelle à la Sorbonne.

Nous avons été chargés, par l’Université de Stockholm, d’examiner les titres de M.M. Bjerknes et Petrini, candidats à la chaire de Mécanique Rationnelle et de Physique Mathématique, vacante dans cette université.22 2 Dans une lettre à Paul Appell, Gösta Mittag-Leffler reprend les arguments de ce rapport et sa préférence pour le choix de Vilhelm Bjerknes. Il fait allusion également à son action en faveur du frère de Paul Appell, emprisonné et condamné à Berlin pour espionnage dans le cadre de l’affaire Dietz (Nabonnand, dir., 1999, §124).

Les travaux de M. Bjerknes ont eu pour objet principal l’étude des oscillations électriques découvertes par Hertz.33 3 Heinrich Hertz. Il y a quelques années, les expériences de M.M. Sarasin et de la Rive en mettant en évidence le phénomène de la résonance multiple avaient semblé montrer que les oscillations dont un excitateur hertzien est le siège, ont un caractère d’extrême complication.44 4 Édouard Sarasin et Lucien de la Rive.

Les savants genevois pensaient que l’excitateur primaire émet non pas une radiation de longueur d’onde déterminée, mais un ensemble de radiations formant une espèce de spectre continu; cette manière de voir fut d’abord généralement adoptée.

Mais les expériences de Genève comportaient une autre interprétation que les travaux de M. Bjerknes ont finalement fait triompher. Le phénomène de la résonance multiple peut s’expliquer en supposant que le primaire émet une radiation unique, mais très rapidement amortie. Le résonateur secondaire placé dans un champ où se propageraient plusieurs systèmes d’ondes électriques, par exemple une onde directe et une onde réfléchie, subirait une série de chocs pour ainsi dire et, l’effet résultant devant dépendre de l’intervalle de temps qui sépare ces chocs, il se produirait une sorte d’interférence.

Cette explication a été proposée pour la première fois par M. Poincaré; mais M. Bjerknes y a été conduit de son côté d’une façon tout à fait indépendante. En tout cas, ce qui lui appartient en propre, c’est la vérification expérimentale de cette vue théorique.55 5 Poincaré 1891; Bjerknes 1891.

Il fallait d’abord se rendre compte de la valeur de l’amortissement soit dans l’excitateur, soit dans le résonateur. La théorie faisait prévoir que le premier devait être considérable et le second relativement faible; c’est même sur cette différence que l’explication nouvelle était fondée. Cette mesure était délicate; M. Bjerknes s’est servi d’abord de l’étude des courbes de résonance. Dans les phénomènes acoustiques où la résonance a d’abord été observée, l’amortissement est négligeable et on voit le son du résonateur se renforcer considérablement et presque instantanément, si en faisant varier sa période d’une manière quelconque, on le met à l’unisson du diapason excitateur. Quand il y a un amortissement notable, comme dans les oscillations électriques et surtout quand cet amortissement n’est pas le même pour le primaire et pour le secondaire, les phénomènes sont beaucoup moins nets; car il ne peut alors y avoir identité parfait entre l’excitateur et le résonateur; on a bien encore un maximum, mais beaucoup moins accentué. On conçoit donc que l’étude de la courbe qui représente les variations de l’intensité des oscillations secondaires en fonction de leur période, puisse nous renseigner sur la valeur de cet amortissement.

Pour le résonateur, M. Bjerknes se sert d’une électromètre à quadrants; l’emploi de cet appareil lui a rendu de grands services; Hertz avait déjà cherché à étudier les effets mécaniques des vibrations électriques très rapides; mais ses expériences n’étaient guère que purement qualitatives et peu susceptibles de précision. M. Bjerknes a eu le mérite d’introduire un véritable instrument de mesure et d’ouvrir ainsi une voie entièrement nouvelle.66 6 Poincaré (1894, 162–165) rend compte des expériences de Bjerknes.

Ce que l’on mesure à l’aide de l’électromètre n’est pas du tout en effet ce qu’on mesure à l’aide du micromètre à étincelles. Ce dernier appareil nous donne pour ainsi dire la mesure de l’intensité maxima et le premier donne celle de l’intensité moyenne.

Grâce à cet instrument, M. Bjerknes a pu non seulement mesurer l’amortissement du résonateur, ce qui lui a déjà fourni une première confirmation de ses idées, mais construire la forme même de la courbe qui représente l’oscillation du primaire; cette forme était bien conforme à ses prévisions; en même temps M.M. Jones, Pérot et Birkeland parvenaient au même résultat.77 7 Daniel Evan Jones (1891); Alfred Perot, Kristian Birkeland. A propos de leurs expériences, voir Poincaré (1894, chap. 4).

M. Bjerknes a pu, dans des expériences délicates, se rendre compte des causes de la dissipation de l’énergie dans les résonateurs et faire ainsi la part du rayonnement et de la chaleur de Joule. Il a en même temps mesuré la profondeur à laquelle pénètrent les perturbations électriques dans un conducteur; à cet effet, il s’est servi de résonateurs formés de métaux différents et il les a ensuite recouverts de couches électrolytiques de diverses épaisseurs.

Les expériences de M. Zehnder ont récemment remis en faveur l’explication de M.M. Sarasin et de la Rive; mais M. Bjerknes n’a pas eu de peine à faire voir que ces brillantes expériences s’expliquent tout aussi bien dans sa manière de voir qui semble ainsi entièrement confirmée.88 8 Bjerknes 1895. Je citerai également un travail sur l’application des principes de la mécanique en physique.99 9 Bjerknes 1892.

M. Bjerknes porte dignement ce nom depuis longtemps célèbre; les expériences de son père sur l’imitation hydrodynamique des phénomènes électriques et magnétiques sont trop connues pour que je songe à les décrire ici; je me bornerai à dire que de bonne heure, M. Bjerknes fils a apporté à son père le concours d’une habileté expérimentale précoce et que ce concours ne lui a pas été inutile. D’ailleurs il a lui-même écrit deux intéressants mémoires sur ce sujet.

Les travaux de M. Petrini ont principalement porté sur la théorie des gaz; nous avons de lui un travail sur quelques notions fondamentales de la théorie de la chaleur où il s’efforce de préciser certaines définitions; et d’autres sur les effets du choc des molécules gazeuses dans la théorie cinétique; sur la façon dont se comporte un gaz sous l’action de la gravitation; sur les chaleurs spécifiques des gaz.1010 10 Henrik Petrini (1863–1957) soutient sa thèse à l’université d’Uppsala en 1890, où il enseigne la mécanique entre 1892 et 1901 (“Petrini, Henrik P.”, Meijer et al. 1915, 707–708).

Il n’a pas semblé que ces mémoires, où on relève quelques idées ingénieuses, ajoutent beaucoup aux résultats obtenus par les savants anglais, qui ont cultivé cette théorie avec la prédilection que l’on sait.

M. Petrini a également étudié les propriétés des courbes que l’on peut tracer en enveloppant un contour convexe à l’aide d’un fil plus long que ce contour, tendant ce fil à l’aide d’un crayon et déplaçant ensuite ce crayon. Il a été conduit à quelques formules qui sont intéressantes parce qu’elles s’appliquent à un contour convexe quelconque et qui sont analogues à celle de Crofton.1111 11 Morgan William Crofton (1826–1915) enseigna les mathématiques appliquées à la Royal Military Academy de Woolwich jusqu’en 1884. Selon la formule de Crofton pour les courbes convexes, la mesure d’un ensemble de droites qui coupent une telle courbe est égale à sa longueur.

Citons encore un travail sur l’induction unipolaire et les aimants tournants. Dans d’autres recherches purement analytiques, sur la transformation de l’équation ΔΦ=0 ou de l’équation ΔΦ+pΦ=0, sur les fonctions de vecteurs, M. Petrini a fait preuve d’une assez grande dextérité mathématique. Nous citerons, pour terminer, un long mémoire manuscrit sur les principes de la mécanique, où l’auteur s’est heureusement inspiré des idées de Kirchoff dans le premier volume de ses leçons de Physique mathématique.1212 12 Kirchhoff 1883.

Les travaux de M. Petrini témoignent donc d’un esprit ingénieux et d’un réel mérite, mais s’ils font bien augurer de son avenir, ils ne paraissent pas de nature à lui donner dès à présent le droit d’occuper à l’Université de Stockholm la chaire de mécanique rationnelle et de physique mathématique.

Nous n’hésiterions pas à leur préférer ceux de M. Bjerknes qui a fait preuve d’une bien plus grande originalité et qui a laissé sa marque personnelle dans l’une des théories les plus intéressantes de la Physique moderne.

Il a déployé une rare habileté expérimentale et a montré qu’il possédait une parfaite intelligence des idées fondamentales de la physique générale. Bien qu’il ait eu quelquefois l’occasion de manier avec succès l’instrument analytique, ses qualités le désigneraient plutôt pour l’enseignement de la physique proprement dite. Il a eu rarement l’occasion de s’occuper des questions relatives aux principes généraux de la Mécanique Rationnelle, et si les quelques pages qu’il a écrites à ce sujet, à propos des expériences de son père, montraient qu’il est loin d’y être étranger, il n’en est pas moins vrai qu’il n’a consacré à cette branche de la science qu’une faible partie de ses efforts.

Si nous osions nous permettre de donner un conseil à l’Université, nous proposerions de réserver à M. Bjerknes une chaire de physique générale et de surseoir à la nomination d’un professeur de mécanique rationnelle et physique mathématique jusqu’au moment où se produirait un candidat dont les travaux auraient été poussés dans la direction mathématique plus loin que ceux de M. Bjerknes. Avec le nombre d’élèves très distingués que forme chaque année l’École Supérieure de Stockholm, on peut espérer que ce moment ne se fera pas longtemps attendre. Les mérites de M. Bjerknes comme expérimentateur, son intelligence parfaite de la physique moderne nous semblent d’ailleurs le rendre digne des récompenses personnelles que l’Université voudra bien lui accorder.1313 13 Ce paragraphe a été remanié selon les suggestions de Mittag-Leffler; voir Mittag-Leffler à Poincaré, ca. 04.1895 (Nabonnand, dir., 1999, §1-1-124).

TD 5p. Institut Mittag-Leffler.

Time-stamp: "19.03.2015 01:56"

Références

  • V. F. K. Bjerknes (1891) De l’amortissement des oscillations hertziennes. Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences de Paris 112, pp. 1429–1431. External Links: Link Cited by: footnote 5.
  • V. F. K. Bjerknes (1892) Om anvendelsen af mekanikens principer i fysiken. Archiv for Mathematik og Naturvidenskab 15, pp. 331–347. External Links: Link Cited by: footnote 9.
  • V. F. K. Bjerknes (1895) Ueber elektrische Resonanz. Annalen der Physik und Chemie 55, pp. 121–169. External Links: Link Cited by: footnote 8.
  • D. E. Jones (1891) On the measurement of stationary Hertzian oscillations along wires, and the damping of electric waves. Report–British Association 61, pp. 561–562. External Links: Link Cited by: footnote 7.
  • G. R. Kirchhoff (1883) Vorlesungen über mathematische Physik. Teubner, Leipzig. External Links: Link Cited by: footnote 12.
  • B. Meijer, T. Westrin, R. G. Berg, V. Söderberg and E. Fahlstedt (Eds.) (1915) Nordisk Familjebok: Konversationslexikon och Realencyklopedi, Volume 21. Nordisk familjeboks förlags aktiebolag, Stockholm. External Links: Link Cited by: footnote 10.
  • P. Nabonnand (Ed.) (1999) La correspondance d’Henri Poincaré, Volume 1: La correspondance entre Henri Poincaré et Gösta Mittag-Leffler. Birkhäuser, Basel. External Links: Link Cited by: footnote 13, footnote 2.
  • H. Poincaré (1891) Sur la résonance multiple des oscillations hertziennes. Archives des sciences physiques et naturelles 25, pp. 609–627. External Links: Link Cited by: footnote 5.
  • H. Poincaré (1894) Les oscillations électriques. Carré et Naud, Paris. External Links: Link Cited by: footnote 6, footnote 7.