1-1-1. Gösta Mittag-Leffler to H. Poincaré
Helsingfors 11 Avril 1881
Finlande
Monsieur,
Permettez-moi de envoyer sous bande quelques exemplaires d’un
mémoire que notre maitre vénéré M. Hermite
a voulu bien me faire l’honneur de publier ici.11
1
Hermite 1881b,
1917, 48–74.
Hermite avait soumis son article au Journal für die reine
und angewandte Mathematik par l’intermédiaire de Mittag-Leffler.
Ce dernier lui répondait le 2 février 1881 :
Je ne sais pas comment vous exprimer ma profonde gratitude
de l’insigne honneur que vous m’avez faite en me faisant cette
dernière communication et en m’autorisant de la faire publier.
Il va sans dire que j’écrirai demain à M. Weierstrass
en le priant de publier la lettre dans le journal de Borchardt.
Mais je vous demande aussi de vouloir bien faire l’honneur à
notre société des sciences de me permettre de publier en
même temps la lettre dans nos actes. (AS)
L’article de Hermite Sur quelques points de la théorie
des fonctions est publié dans Acta Societatis Scientarum
Fennicæ 12.
M. Hermite y communique entre autres choses un résultat qui m’a paru d’un
très grand intérêt.22
2
Dans une note à la fin de cet article, Hermite cite le travail de Poincaré sur les fonctions à
espace lacunaire, c’est-à-dire les fonctions non-prolongeables à tout
le plan complexe :
Voici au sujet de ces fonctions présentant des espaces
lacunaires, des résultats extrêmement intéressants qui
m’ont été communiqués par un de mes élèves, M. Poincaré.
Soient
n quantités imaginaires de module plus petit que 1
n quantités imaginaires quelconques, x la variable
indépendante. La série :
où l’on donne à
toutes les valeurs entières positives, sera convergente si x
est extérieur au polygone convexe circonscrit aux n points
elle sera divergente s’il est à l’intérieur de
ce polygone. Elle définit donc une fonction présentant ce
polygone comme espace lacunaire. Cette fonction n’est qu’un cas
particulier de la suivante.
Soit une équation aux différentielles partielles
(1)
où
sont des fonctions développées en séries suivant les puissances
croissantes de et d’un paramètre
arbitraire x ; ces fonctions sont supposées se réduire
respectivement à
pour .
Il existe une série ordonnée suivant les puissances des paramètres u,
et satisfaisant formellement l’équation (1). Les coefficients
de cette série et sa somme quand elle est convergente dépendent
de x.
Donnons à
des valeurs de module suffisamment petites, la série définira
une fonction présentant un espace lacunaire, le polygone convexe
circonscrit à . (Hermite
1881b, 77,
1917, 48–74)
Dans sa lettre du 11 mars, Hermite demande à Mittag-Leffler
son avis sur les résultats de Poincaré :
Dites moi aussi ce que vous pensez des fonctions de Poincaré
avec des lacunes ; (Dugac 1984, 110)
L’appréciation de Mittag-Leffler est assez mitigée. Il
évoque en particulier, dans sa réponse du 15 mars,
les travaux de Weierstrass publiés dans le mémoire Zur
Functionenlehre :
La fonction de M. Poincaré me paraît fort intéressante
mais pourtant je dois vous avouer que l’existence des fonctions
avec des espaces lacunaires me paraît avoir été démontrée
auparavant par les recherches de Monsieur Weierstrass. La série
dans laquelle a est un nombre positif entier, b une
quantité positive moindre que 1 et
est une telle fonction. Elle existe partout en dedans et sur
la circonférence avec le point pour centre et le
rayon 1 mais elle n’existe en aucun point en dehors de ce cercle.
Vous trouverez quelques mots sur cette fonction à la fin du
dernier article de M. Weierstrass dans le Berliner
Monatsbericht. (AS — Lettre du 15 mars 1881)
De nouveau, dans sa lettre adressée à Hermite le 21 mars,
Mittag-Leffler insiste sur la priorité de Weierstrass concernant
la découverte des fonctions à espace lacunaire.
Voir § 2,
notes.
Le résultat m’intéresse autant
plus comme je me suis occupé depuis longtemps avec des
fonctions d’une nature analogue avec la votre. Voyez là dessus quelques
mots dans une lettre de moi à
M. Hermite33
3
Mittag-Leffler 1879.
Dans cette lettre, Mittag-Leffler signale ses théorèmes sur
le développement des fonctions monogènes qui admettent des
pôles et des zéros donnés (voir
§ 10,
notes).
En outre, il annonce
un travail sur des équations différentielles du même type que celles
étudiées par Poincaré :
Je travaille en ce moment à un nouveau Mémoire en langue
allemande [… ] où je veux donner une représentation arithmétique
générale de fonctions uniformes, qui aient une infinité
multiple de points singuliers essentiels.
(Mittag-Leffler 1879, 275)
publiée dans les annales de Monsieur Darboux.44
4
Darboux
était le rédacteur en chef du Bulletin des sciences mathématiques
et astronomiques.
J’espère de pouvoir vous envoyer bientôt un travail plus développé là-dessus.
Monsieur Hermite m’a écrit des choses qui m’intéresse à la plus haute degré sur vos théories du doctorat.55 5 Poincaré 1879. Darboux, dans son éloge nécrologique de Poincaré, rappelle que l’étude de Poincaré des fonctions lacunaires avait impressionné Hermite. Quoi qu’il en soit, sa thèse se recommande par plusieurs notions nouvelles et importantes. J’en citerai deux seulement : celle des fonctions à espaces lacunaires, qui avait beaucoup frappé Hermite, et celle des fonctions algébroïdes [… ]. (Darboux 1913, VII) Poincaré, dans l’analyse de ses travaux scientifiques, distingue 3 classes de fonctions d’une variable complexe, “1° fonctions uniformes existant dans toute l’étendue du plan ; 2° fonctions uniformes à espaces lacunaires, c’est-à-dire n’existant pas dans toute l’étendue du plan ; 3° fonctions non uniformes” (Poincaré 1921, 65). Puis, il explique les liens entre les résultats de sa thèse et ses travaux concernant les fonctions lacunaires : Passons maintenant à la deuxième classe, celle des fonctions à espaces lacunaires signalées pour la première fois par M. Weierstrass. J’ai été conduit par deux voies à m’occuper de ces fonctions. En premier lieu les fonctions fuchsiennes et kleinéennes n’existent en général qu’à l’intérieur d’un cercle ou d’un domaine plus compliqué ; elles me fournissent donc un exemple de fonctions à espaces lacunaires. Les résultats de ma thèse inaugurale me conduisaient également à des fonctions présentant des lacunes. (Poincaré 1921, 67) J’ai écrit à Gauthier-Villars pour demander qu’on m’envoyait un[e] exemplaire mais il m’ont répondu que le travail soit épuisé. Il ne vous reste pas par hasard un[e] exemplaire et vous ne voulez pas être assez bon pour m’en faire cadeau ?66 6 Mittag-Leffler fait la même demande à Hermite dans sa lettre du 6 avril 1881 : Vous ne pouvez pas me procurer une exemplaire du thèse de M. Poincaré ? J’ai écrit à Messieurs Gauthier-Villars pour demander qu’on m’envoyait une exemplaire, mais ils m’ont répondu que le mémoire était déjà épuisé. M. Poincaré est un jeune homme, je suppose ? (AS)
Quand est-ce-que vous pensez publier vos recherches sur les équations
différentielles ? J’attends cette publication avec impatience.
Je n’ai pu voir du compte rendu de M. Hermite77
7
Mittag-Leffler
fait ici allusion au rapport, présenté devant l’Académie
par Hermite à la séance du 14 mars 1881, sur les mémoires
présentés au grand prix des Sciences mathématiques de l’année
1880. La question posée était :
Perfectionner en quelque point important la théorie des
équations différentielles linéaires à une seule variable
indépendante.
Le lauréat, cette année là, fut Halphen. Poincaré
proposa un mémoire, sous l’épigraphe Non inultus premor,
la devise de sa ville natale Nancy, qui obtint une mention très
honorable :
[… ], l’auteur traite successivement deux questions entièrement
différentes, dont il fait l’étude approfondie avec un talent
dont la Commission a été extrêmement frappée. La seconde
question, qui reçoit les développements les plus étendus,
concerne de belles et importantes recherches de M. Fuchs,
dont nous indiquerons en quelques mots l’objet. M. Fuchs
s’est proposé de déterminer sous quelles conditions on définit
une fonction uniforme en égalant à une indéterminée le
quotient des intégrales d’une équation différentielle linéaire
du second ordre. Les résultats si remarquables du savant géomètre
présentaient dans certains des lacunes que l’auteur a reconnues
et signalées en complétant ainsi une théorie analytique
extrêmement intéressante. Cette théorie lui a suggéré
l’origine de transcendantes comprenant en particulier les fonctions
elliptiques et qui permettent d’obtenir, dans des cas très
généraux, la solution des équations linéaires du second
ordre. C’est là une voie féconde que l’auteur n’a point parcourue
en entier, mais qui témoigne d’un esprit inventif et profond.
La Commission ne peut que l’engager à poursuivre ses recherches,
en signalant à l’Académie le beau talent dont il a fait preuve.
(Hermite, 1881a, 554;
rééd. dans Darboux et al., dirs, 1916, 73)
Sur ce mémoire et ses suppléments, on peut consulter
Gray et Walter, dirs (1997).
si vos résultats
sont les mêmes qui a publié M. Fuchs nouvellement ou si vos recherches
sont plus générales encore.88
8
Fuchs étudie dans son article de
1880, Über eine Classe von Functionen mehrerer Variabeln,
welche durch Umkehrung der Integrale von Lösungen der linearen
Differentialgleichungen mit rationalen Kœffizienten entstehen,
les équations différentielles linéaires du second ordre
Fuchs “montre” que sous certaines conditions, la variable vue
comme fonction du quotient de deux intégrales de cette équation est
une fonction méromorphe. Poincaré fait remarquer que les conditions
de Fuchs ne sont ni nécessaires, ni suffisantes. En reprenant l’analyse
de cette question, Poincaré est amené à étudier les “opérations qui
ne changent pas ”. Si l’on suppose que l’équation différentielle
n’admet que deux points singuliers à distance finie et que les
différences des racines des équations déterminantes (ou indicielles)
sont des nombres entiers, les transformations qui laissent invariant ,
s’interprètent, selon les cas, comme des transformations de
la géométrie sphérique, de la géométrie euclidienne
ou de la géométrie hyperbolique et est respectivement
une fonction rationnelle du rapport des deux intégrales, une
fonction doublement périodique ou une fonction que Poincaré
propose d’appeler fuchsienne:
La fonction fuchsienne est à la géométrie de Lobatchewski
ce que la fonction doublement périodique est à celle d’Euclide.
(Poincaré, Premier supplément,
dans Gray et Walter, dirs, 1997, 37)
En réunissant les résultats obtenus dans la deuxième partie de son
mémoire présenté au concours pour le Prix des Sciences mathématiques
et ceux démontrés dans les suppléments, Poincaré conclut que sa
“méthode permet donc d’intégrer toutes les équations du 2d ordre
à coefficients rationnels”
(Gray et Walter, dirs, 1997, 103).
Voir § 3,
notes, § 11,
notes.
Agréez, Monsieur, l’expression de la haute considération et de l’estime profonde avec laquelle je suis votre humble serviteur.
G. Mittag-Leffler
ALS 4p. Mittag-Leffler Archives, Djursholm.
Time-stamp: "19.03.2015 01:53"
Références
- Œuvres d’Henri Poincaré, Volume 2. Gauthier-Villars, Paris. External Links: Link Cited by: footnote 7.
- Éloge historique d’Henri Poincaré. Gauthier-Villars, Paris. External Links: Link Cited by: footnote 5.
- Lettres de Charles Hermite à Gösta Mittag-Leffler (1874–1883). Cahiers du séminaire d’histoire des mathématiques 5, pp. 49–285. External Links: Link Cited by: footnote 2.
- Henri Poincaré: Trois suppléments sur la découverte des fonctions fuchsiennes. Akademie-Verlag, Berlin. External Links: Link Cited by: footnote 7, footnote 8.
- Rapport sur le Grand prix des sciences mathématiques. Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences de Paris 92, pp. 553–554. External Links: Link Cited by: footnote 7.
- Sur quelques points de la théorie des fonctions, extrait d’une lettre de C.Hermite à G. Mittag-Leffler. Journal für die reine und angewandte Mathematik 91, pp. 53–78. External Links: Link Cited by: footnote 1, footnote 2.
- Œuvres de Charles Hermite, Volume 4. Gauthier-Villars, Paris. External Links: Link Cited by: footnote 1, footnote 2.
- Extrait d’une lettre à M. Hermite par M. G. Mittag-Leffler. Bulletin des Sciences mathématiques et astronomiques 3, pp. 269–278. External Links: Link Cited by: footnote 3.
- Sur les propriétés des fonctions définies par les équations aux différences partielles. Ph.D. Thesis, Faculté des sciences de Paris, Paris. External Links: Link Cited by: footnote 5.
- Analyse des travaux scientifiques de Henri Poincaré faite par lui-même. Acta mathematica 38, pp. 1–135. External Links: Link Cited by: footnote 5.