3-42-1. Martial Simonin to H. Poincaré

Nice 4 Décembre 1895

Cher Monsieur,

Je vous prie de vouloir bien m’excuser si je n’ai pas répondu plus tôt à votre aimable lettre.11 1 Nous n’avons pas retrouvé cette lettre de Poincaré, qui suit la thèse de Simonin, lui donne des conseils dans ce cadre. Dans l’introduction de sa thèse, Simonin précise que Tisserand lui a proposé le sujet : [L]e problème d’Hécube ne peut être traité par les procédés ordinaires, si on ne leur fait subir, au préalable, d’importantes modifications. Il a semblé à M. Tisserand que l’étude complète des méthodes employées et des résultats obtenus par les divers géomètres qui se sont occupés de cette question, devait conduire à une solution simple qui n’entraînât pas avec elle le recours aux fonctions elliptiques.
C’est ce problème que M. Tisserand a bien voulu nous proposer de résoudre. (Simonin 1897, 4)
Simonin signale au même endroit qu’il s’est inspiré des Méthodes nouvelles de la mécanique céleste de Poincaré pour son travail; il applique la méthode proposée par Poincaré afin d’obtenir une première approximation périodique. Après avoir expliqué que l’approche de Le Verrier ne peut s’appliquer au cas de la trajectoire d’Hécube, il présente rapidement la méthode qu’il va mettre en œuvre en se référant à Poincaré : Si l’on remarque, avec M. Poincaré, qu’en négligeant d’abord la masse de Jupiter ainsi que les excentricités et les inclinaisons des orbites, Hécube et Jupiter décrivent autour du Soleil deux circonférences avec les vitesses angulaires qu’on peut désigner par n et n, on voit que, après chaque intervalle de temps égal à 2πn-n, ces deux planètes se retrouvent dans la même position relative par rapport au Soleil. Si l’on rapporte le système à des axes mobiles tournant d’un mouvement uniforme avec la vitesse angulaire n, les coordonnées d’Hécube sont des fonctions périodique du temps ; la période est 2πn-n. Le problème ainsi simplifié comporte une infinité de solutions périodiques. Ces solutions, dans lesquelles l’excentricité est très petite, sont appelées par l’auteur : solutions périodiques de la première sorte.
M. Poincaré a, en outre, démontré que le problème des trois corps comporte encore des solutions périodiques de la première sorte, si la masse Jupiter est assez petite, pourvu que n et n ne soient pas commensurables. Considérons l’une d’entre elles, prenons pour origine du temps l’époque d’une conjonction d’Hécube et de Jupiter ; les coordonnées d’Hécube, rapportées à des axes mobiles comme plus haut, sont des fonctions périodiques du temps, et la vitesse de cet astéroïde est, à l’origine des temps, normale à son rayon vecteur.
M. Poincaré recommande, surtout pour le cas particulier qui nous occupe ici, l’usage de ces solutions périodiques, quoique les conditions initiales du mouvement ne soient pas exactement celles qui correspondent à une solution périodique ; mais, si elles diffèrent peu de la réalité, la grande inégalité, provenant de ce que n-2n est petit par rapport à n et n, introduit des grands coefficients qui varient peu si l’on passe des conditions véritables du mouvement à celles qui correspondent à une solution périodique ; il est donc avantageux de déterminer ainsi la valeur approchée de ces grands coefficients.
En outre, si l’on peut choisir, comme première approximation, une solution assez voisine de l’orbite réelle, la différence entre les coordonnées calculées et réelles d’Hécube peut rester assez petite pour qu’on puisse, pendant assez longtemps, négliger le carré de cette différence. C’est à ce propos que M. Poincaré introduit les équations qu’il appelle équations aux variations. On verra plus loin avec quelle approximation on peut ainsi représenter les diverses positions d’hécube, et quelle modification on peut apporter à ces méthodes pour obtenir des résultats plus exacts. (Simonin 1897, 6–7)
Je vous remercie beaucoup de vos excellents conseils et je profite de votre bienveillance pour vous donner quelques détails sur mes recherches.

Si j’ai tardé à vous écrire, c’est que je comptais pouvoir tenir compte des termes du 2e ordre par rapport à l’excentricité ; les calculs sont longs et difficiles; au lieu de les continuer, je crois préférable d’appliquer de suite les formules que vous m’avez indiquées dans votre dernière lettre; je reviens à la valeur adoptée dès le début pour le moyen mouvement.

Quant aux procédés d’identification de Delaunay, voici une remarque que je me permets de vous soumettre.22 2 Simonin fait allusion aux techniques de développements par appoximation successives de Delaunay. Delaunay propose une série d’opérations et de formules qui permettent d’identifier les coefficients des séries décrivant les trajectoires des planètes: Il s’ensuit qu’on ne peut tirer des équations différentielles du mouvement de tous ces corps les diverses conséquences qui s’y trouvent contenues implicitement, qu’en ayant recours aux méthodes d’intégration par approximation. Heureusement l’état de notre système planétaire se prête à merveille à l’emploi de ce mode d’intégration, en ce que, abstraction faite du Soleil, chacun des corps qu’il renferme est sous l’influence prédominante d’un corps principal qui produit à lui seul les circonstances les plus saillantes de son mouvement, les autres corps n’ayant pour effet que de modifier ce mouvement dans d’étroites limites. Pour les planètes, ce corps principal est le Soleil ; pour les satellites, en tant que l’on considère leur mouvement par rapport à la planète dont chacun d’eux dépend, c’est cette planète même qui joue le rôle principal dont il est question. Il est naturel d’après cela de considérer d’abord uniquement le mouvement des planètes et de leurs satellites, tel qu’il résulte de la seule action du corps principal correspondant à chacun d’eux, mouvement qui n’est autre chose que le mouvement elliptique ; puis de partir de là, comme d’une première approximation, pour arriver par une suite d’approximations successives à satisfaire de mieux en mieux aux équations différentielles du mouvement de ces divers corps. Telle est la marche que l’on suit en effet. Les approximations que l’on effectue ainsi les unes après les autres introduisent successivement dans les expressions des coordonnées de chacun des mobiles, des parties nouvelles que l’on obtient sous forme de développements en séries de quantités périodiques ; et l’on s’arrête lorsque l’on juge que les approximations suivantes ne fourniraient plus aucun terme d’une valeur sensible. Les divers termes périodiques qui se trouvent ainsi introduits dans les expressions des coordonnées d’une planète ou d’un satellite constituent ce qu’on nomme les inégalités de cette planète ou de ce satellite. (Delaunay 1860, ix–x) Tisserand, dans le troisième volume de son Traité de mécanique céleste, tout en reconnaissant la valeur de la théorie de Delaunay a souligné qu’elle conduisait à des calculs longs et difficiles: Cette théorie est très intéressante au point de vue analytique ; dans la pratique, elle atteint le but poursuivi, mais au prix de calculs algébriques effrayants. C’est comme une machine aux rouages savamment combinés qu’on appliquerait presque indéfiniment pour broyer un obstacle, fragments par fragments. On ne saurait trop admirer la patience de l’auteur qui a consacré plus de vingt années de sa vie à l’exécution des calculs algébriques qu’il a effectué tout seul. (Tisserand 1894, 232) Tisserand déplore surtout que pour les séries qui apparaissent avec la méthode de Delaunay pour déterminer les mouvements moyens du nœud et du périgée ainsi que les coefficients des inégalités convergent très lentement. Il évoque une amélioration possible de la méthode en utilisant une remarque de Poincaré: Or il serait possible, ainsi que l’a remarqué M. Poincaré, d’introduire un autre système d’éléments canoniques, susceptible d’être employé en même temps au développement de la fonction perturbatrice. (Tisserand 1894, 237)

Si l’on se borne aux termes du 1er ordre par rapport à la masse, les calculs sont faciles; mais pour obtenir une plus grande précision, j’ai été amené, à l’imitation de Mr Harzer, à considérer des termes du 2e ordre par rapport à la masse troublante.33 3 Paul Harzer, astronome à Kiel, avait publié en 1886 un mémoire sur un cas spécial du problème des trois corps dans lequel il a traité de la trajectoire de Hécube: Le problème dont il s’agit ici concerne le mouvement d’une planète “troublée” qui est assujettie à l’attraction du soleil et d’ailleurs à celle d’une planète “troublante”, dont le moyen mouvement serait à peu près la moitié de celui de la planète troublée, comme dans le cas de Jupiter vis-à-vis d’un certain nombre de planétoides, parmi lesquelles la planète Hécuba (108) semble s’approcher le plus près dans son moyen mouvement du moyen mouvement double de Jupiter … .
Pour obtenir une solution du problème des trois corps qui puisse représenter le mouvement sinon pendant un temps illimité au moins pour un temps incomparablement long vis-à-vis de la période de révolution de la planète, il faut, déjà dans la première approximation, ajouter – et non seulement dans le cas qui nous occupe, mais généralement – aux parties du mouvement, résultant de l’attraction du soleil et données par le mouvement elliptique de certaines parties dues à l’action de la planète troublante. (Harzer 1888, 3)

Soit θ00 la valeur de θ0 où on a supposé e0=0, posons:

ε=(6)G0θ00,ε=(3)G0θ00,

si dans l’équation qui donne dydt, on remplace 1e par: 1e0-e1e02cosθ0t-e2e02cos2θ0t, et que pour les identifications, on remplace les inconnues e1 e2 θ0 g0 θ1 g1 θ2 g2 par des expressions ayant l’une des deux formes M+Me02 ou Me0+Me0, la valeur de g0 indépendante de e0 est

2(2)Cr+32ε2Cr3;

le 2e terme est plus important que le 1er; il semble donc utile, comme le recommande Mr Harzer, de ne pas négliger certains termes du 2e ordre par rapport à la masse.

Mais si l’on pose

e1=e11+e12e02,g1=g11e0+g121e0,

on trouve e11=ε-52εε, g12=-ε+2εε, alors e1-e0g1 n’est plus nul en même temps que e0; la différence 12εε entre e11 et -g12 provient d’un terme

12ε(ε-3ε22G03θ00),

j’ai cru devoir négliger le terme en ε3, quoiqu’il soit tout à fait comparable au terme en εε; l’un des deux l’emporte alternativement sur l’autre suivant les diverses valeurs que j’ai successivement adoptées pour le moyen mouvement.

J’espérais que les formules de Mr Tisserand me permettraient de résoudre cette difficulté, aussi n’avais-je pas cru utile de vous la signaler. Malheureusement, je me suis aperçu, depuis mon retour à Nice, que j’avais, il y a quelques années, abandonné les formules que Mr Tisserand avait données dans le tome IV (année 1887) du Bulletin astronomique; je n’avais pu appliquer au cas actuel les formules (14) de la page 188;44 4 Dans son article sur la commensurabilité des moyens mouvements dans le système solaire, Tisserand (1887) s’intéresse au mouvement d’une planète P de masse nulle “se mouvant dans le plan même de l’orbite regardée comme invariable d’une planète P (Jupiter par exemple) de masse m”. L’objectif de Tisserand est d’adapter à ce cas particulier du problème des trois corps les méthodes de Delaunay: Nous nous proposons maintenant d’appliquer la méthode que Delaunay a employée avec succès dans sa Théorie de la Lune ; les conditions sont les mêmes d’un côté, en ce sens que, dans les deux cas, m est supposé nul ; elles diffèrent notablement à un autre point de vue, parce que la quantité aa , qui est très petite dans le cas de la Lune, ne l’est plus ici ; en outre, la quantité nn peut être voisine d’un nombre entier tel que 2,3,, ou d’un nombre commensurable simple. (Tisserand 1887, 186) Dans les formules précédentes, a et n désignent selon les notations traditionnelles, le demi-grand axe et la vitesse de l’astre. Les formules (14) de Tisserand donnent des développements de l’excentricité e en fonction d’un paramètre x tel que a=a1(1+x) qui est petit dans le cas étudié : 1-e2=1-e12-λ1+x+λe2=e12+x1-e12(1-e12-λ)-e=e1+x1-e121-e12-λ2e1+ e1 désigne l’excentricité à l’origine des temps et λ le rapport des inclinaisons. si on y remplace λ=ιι par 2, et qu’on néglige e12 devant l’unité, on trouve

e2=e12-x-

d’où

e=e1(1-xe12)12;

x2 est de l’ordre de la masse; on a donc à peu près x2=11000 comme valeur maxima; pour Hécube e1=110x2e14 peut devenir 11000:110000=10; la série qui donne e est divergente.

Mr Tisserand, lui aussi, s’est toujours montré si bienveillant pour moi que j’ai craint de lui déplaire en lui signalant cette difficulté. En outre sur la même question, tome III (année 1886), Mr Tisserand a publié une note bien remarquable, page 424 et suiv.,55 5 Tisserand (1886) étudie le mouvement de deux planètes autour du soleil dans le cas où “les moyens mouvements n et n offrent un rapport de commensurabilité très approchée, représenté par une fraction irréductible de la forme j+1j, j étant un entier positif”. La conclusion de Tisserand est que dans ce cas il se crée une excentricité non négligeable par les perturbations: De là cette conséquence : alors même que l’excentricité propre e0, indépendante des perturbations, serait nulle, il y aura une excentricité e1, produite par les perturbations, contenant en facteur la masse m, et dont la valeur … pourra être très sensible, en raison du petit diviseur σ ; autrement dit : Si le mouvement de P était primitivement circulaire et uniforme, les perturbations causées par la planètes P auront pour principal effet de le transformer en un mouvement très voisin d’un mouvement elliptique képlérien, avec une rotation uniforme du grand axe. (Tisserand 1886, 428) où il introduit une solution périodique identique à celle qui me sert de point de départ; une application numérique (page 432) montre que: « l’excentricité produite par les perturbations … peut à un moment donné être beaucoup plus grande que l’excentricité indépendante des perturbations ».66 6 Tisserand applique les formules qu’il a obtenues au cas de Hilda (153) et Jupiter. Sa conclusion est “l’excentricité produite par les perturbations est ici considérable et peut, à un moment donné, être beaucoup plus grande que l’excentricité e0 indépendante des perturbations”. Il souligne que ces calculs mettent en évidence une orbite intermédiaire au sens de Gyldén et qu’il y a une analogie certaine entre ses résultats et ceux de Herzer dont le travail “se rapporte aux petites planètes dont le moyen mouvement est voisin du double de celui de Jupiter”.

J’ai cru bien faire en vous signalant les seules difficultés que je rencontre encore; si je me permets de vous les soumettre, c’est que j’en ai cherché la solution sans la trouver.

Daignez agréer, cher Monsieur, avec l’assurance de toute ma gratitude, l’expression de mes sentiments les plus dévoués et les plus respectueux.

M. Simonin

ALS 2p. Collection particulière, Paris 75017.

Time-stamp: "27.01.2016 01:24"

Références

  • C. E. Delaunay (1860) Théorie du mouvement de la lune, Volume 1. Mallet-Bachelier, Paris. Cited by: footnote 2.
  • P. Harzer (1888) Quelques remarques sur un cas spécial du problème des trois corps; application à Hécuba (108). Astronomiska iakttagelser och undersokningar anstalda pa Stockholms Observatorium 3 (4), pp. 1–28. Cited by: footnote 3.
  • M. Simonin (1897) Sur l’orbite de (108) Hécube. Ph.D. Thesis, Faculté des sciences de Paris, Paris. External Links: Link Cited by: footnote 1.
  • F. Tisserand (1886) Sur un cas remarquable du problème des perturbations. Bulletin astronomique 3, pp. 425–433. External Links: Link Cited by: footnote 5.
  • F. Tisserand (1887) Sur la commensurabilité des moyens mouvements dans le système solaire. Bulletin astronomique 4, pp. 183–192. External Links: Link Cited by: footnote 4.
  • F. Tisserand (1894) Traité de mécanique céleste, Volume 3. Gauthier-Villars, Paris. External Links: Link Cited by: footnote 2.