1-1-224. H. Poincaré to Gösta Mittag-Leffler

Hôtel du Pillon, aux Diablerets

(Ormont Dessus)

(Canton de Vaud)

[6/8/05]11 1 Date du cachet de la poste suisse. Suisse-6 août — Djursholm- ?.

Mon cher ami,

J’ai fait porter le paquet chez Painlevé qui m’a dit qu’il l’avait reçu, vous pouvez être rassuré.

Pierre Boutroux a dû vous écrire au sujet de la traduction de König. Vous pouvez lui faire envoyer directement la correction.

Il a paru il y a quelque temps dans la Revue Générale des Sciences une lettre de M. Richard à Hadamard22 2 Mittag-Leffler savait certainement que Louis Olivier était le rédacteur en chef de la Revue générale des Sciences pures et appliquées. Comme Richard ne signale pas explicitement que sa lettre est adressée à Hadamard, on peut penser que ce dernier était responsable de la chronique consacrée aux mathématiques dans la Revue générale des Sciences. sur la théorie des ensembles.33 3 Richard 1905; 1906. Mittag-Leffler écrit le 4 octobre 1905 à Richard pour lui proposer d’imprimer son article. Voulez-vous me permettre de réimprimer dans mes Acta mathematica votre article très intéressant dans la Revue générale des sciences n°12 de cette année.
J’ai discuté vos idées avec M. Poincaré quand il passait une semaine chez moi cette été et nous nous sommes entendus de vous faire cette proposition. (Brefkoncept 3940)
On pourrait demander à M. Richard l’autorisation de reproduire sa lettre à la suite de l’article de König ; cette lettre contient en effet divers résultats paradoxaux obtenus par un raisonnement tout semblable à celui de König, et l’auteur en montre ensuite lui-même le point faible.44 4 La Revue générale des Sciences pures et appliquées du 30 mars 1905 rend compte des travaux du Congrès international des mathématiciens de Heidelberg et s’intéresse à la conférence de König et à la question des antinomies de la théorie des ensembles : Dans une séance de la Section d’Arithmétique, M. König a établi que le continu ne peut être mis sous la forme d’un ensemble bien ordonné, c’est-à-dire que, si l’on convient d’une règle d’après laquelle, de deux nombres quelconques (compris entre 0 et 1), on dira lequel est l’antérieur et lequel est le postérieur, il est impossible de faire cette convention de manière que : 1° toutes les fois que a sera antérieur à b et b antérieur à c, a soit forcément antérieur à c ; une partie quelconque de l’ensemble considéré (celui des nombres compris entre 0 et 1) comprenne un élément antérieur à tous les autres. (Richard 1906, p. 241) La conclusion de König était contradictoire avec un résultat que Zermelo venait de publier selon lequel tout ensemble peut être bien ordonné. Le chroniqueur (anonyme — voir note 2) de la Revue générale des Sciences se livre alors à une discussion sur l’axiome du choix utilisé par Zermelo dans sa démonstration : Beaucoup de mathématiciens ont pensé trouver une lacune dans le point de départ même de la démonstration, point de départ sur lequel, d’ailleurs, l’auteur lui-même avait attiré l’attention.
Considérons une infinité d’ensembles E, définis d’une manière plus ou moins compliquée et constituant eux-mêmes une collectivité dont chaque ensemble E est un individu.
Un des ensembles E étant donné, il est clair que, dans cet ensemble, on peut envisager en particulier un élément déterminé e. M. Zermelo suppose cette opération effectuée pour chacun des ensembles E qui constituent la collectivité donnée. C’est cette possibilité qui n’est pas considérée comme évidente. Nous avouons ne pouvoir nous associer à cette critique.
Certes, il n’est pas du tout évident que nous puissions, en fait, indiquer la loi qui présidera au choix de l’élément e dans chaque ensemble E. Mais où voit-on qu’une loi ait besoin de pouvoir être explicitement formulée pour exister. (Richard 1906, p. 241)
“La contradiction précédemment signalée ne disparaît pas” en mettant en cause l’utilisation chez Zermelo de l’axiome du choix. L’auteur rappelle un certain nombre d’autres antinomies et conclut : L’étude du transfini semble donc conduire à un certain nombre de conséquences contradictoires. Pourquoi non ? N’a-t-on pas énoncé plus d’une conclusion paradoxale lorsqu’on a commencé à introduire les nombres incommensurables, les nombres négatifs, les imaginaires ? Nous sommes peut-être à l’un de ces tournants de la science, et il faudra laisser à l’avenir la tâche d’élucider ces obscurités, qui ne doivent que nous inciter davantage à nous intéresser aux notions à partir desquelles elles s’introduisent. (Richard 1906, p. 242) La lettre de Richard est publiée dans le numéro du 30 juin 1905 de la Revue générale des Sciences. Il propose une antinomie de la théorie générale des ensembles obtenue sans “aller jusqu’à la théorie des nombres ordinaux” Richard définit l’ensemble de tous les arrangements avec répétition des lettres de l’alphabet ordonnés alphabétiquement ; puis il considère le sous-ensemble E des arrangements qui sont des définitions de nombres. On a ainsi, rangés dans un ordre déterminé, tous les nombres définis à l’aide d’un nombre fini de mots.
Donc : Tous les nombres qu’on peut définir à l’aide d’un nombre fini de mots forment un ensemble dénombrable. (Richard 1905, p. 541)
Il obtient alors une contradiction en définissant un nombre défini par un nombre fini de mots (formant un arrangement G) dont on peut montrer qu’il n’appartient pas à cet ensemble. Richard montre que cette contradiction n’est en fait qu’apparente. En effet, la définition du nombre qu’il propose, nécessite la connaissance de E ; comme E est défini par un nombre infini de mots, le nombre de Richard n’appartient pas à E. Revenons à nos arrangements. Le groupe de lettres G est un de ces arrangements ; il existera dans mon tableau. Mais, à la place qu’il occupe, il n’a pas de sens. Il y est question de l’ensemble E, et celui-ci n’est pas encore défini. Je devrai donc le biffer. Le groupe G n’a de sens que si l’ensemble E est totalement défini, et celui-ci ne l’est que par un nombre infini de mots. Il n’y a donc pas de contradiction. Poincaré reviendra sur l’antinomie de Richard en soulevant le problème de la non-prédicativité de la définition de E : E est l’ensemble de tous les nombres que l’on peut définir par un nombre fini de mots, sans introduire la notion de l’ensemble E lui même. Sans quoi la définition de E contiendrait un cercle vicieux ; on ne peut pas définir E par l’ensemble E lui-même. [… ] Ainsi les définitions qui doivent être regardées comme non-prédicatives sont celles qui contiennent un cercle vicieux. (Poincaré 1906, 307, Heinzmann (ed) 1986, 93–94) König analyse dans son article Sur les fondements de la théorie des ensembles et le problème du continu (1906) comment des définitions vagues de la notion d’ensemble peuvent conduire à des antinomies : Que le mot «   ensemble   » ait été employé indistinctement pour désigner des concepts très différents et que ce soit là l’origine des paradoxes apparents de la théorie des ensembles ; que d’autre part cette théorie, comme toute science exacte, ne puisse se passer d’axiomes, et que le choix des axiomes plus profond ici qu’ailleurs, soit dans une certaine mesure arbitraire (comme il arrive pour toutes les sciences) : tout cela est bien connu. Néanmoins je pense présenter sur ces questions quelques points nouveaux. En particulier, je crois que la théorie spéciale des ensembles bien ordonnés ne saurait être regardée comme entièrement fondée tant que l’on n’aura pas éclairci les questions soulevées au § 4. (König 1906, 329) König considère l’ensemble des suites d’entiers. Puisque cet ensemble a la puissance du continu, König le désigne sous le terme de “continu”. Il montre rapidement que les éléments du continu dont la définition est finie forment un sous-ensemble dénombrable du continu. König montre alors que “le continu ne peut pas être bien ordonné”. Le sous-ensemble bien ordonné F des éléments ne possédant pas une définition finie a “un et un seul premier élément”. Comme on peut montrer aisément que cet élément possède une définition finie, il est clair qu’il n’appartient pas à F ce qui est en contradiction avec la définition du bon ordre. König termine son article en montrant que son résultat peut apparaître contradictoire avec un résultat de Cantor selon lequel “l’ensemble de tous les types ordinaux des ensembles bien ordonnés de puissance 0” est bien ordonné. Or de tels paradoxes reposent simplement sur le fait que l’acception du mot “ensemble” diffère totalement dans les deux cas. Il faut distinguer les ensembles dont on peut former effectivement chacun des éléments et ceux qui sont formés à partir d’une propriété ou d’un “concept collectif”. König, avec Cantor, propose de retenir le terme “ensemble” pour les premiers et “classe” pour les seconds. Mais que la seconde classe de nombres Z(0) puisse être définie comme ensemble explicite formé d’éléments bien distingués (distincts par leur nature), cela ne saurait actuellement être regardé comme vraisemblable. (König 1906, 333) Pour plus de détails, on peut consulter les livres de Heinzmann (1985) et (1986), ainsi que l’article de Simmons (1994).

Veuillez, je vous en prie, me rappeler au bon souvenir de Madame Mittag-Leffler et lui présenter mes respectueux hommages.

Veuillez croire à mon amitié dévouée.

ALS 2p. IML 133, Mittag-Leffler Archives, Djursholm.

Time-stamp: "13.08.2014 00:43"

Références

  • G. Heinzmann (1985) Entre intuition et analyse : Poincaré et le concept de prédicativité. Blanchard, Paris. Cited by: footnote 4.
  • G. Heinzmann (Ed.) (1986) Poincaré, Russell, Zermelo et Peano; Textes de la discussion (1906–1912) sur les fondements des mathématiques : des antinomies à la prédicativité. Blanchard, Paris. Cited by: footnote 4.
  • J. König (1906) Sur les fondements de la théorie des ensembles et le problème du continu. Acta mathematica 30, pp. 329–334. External Links: Link Cited by: footnote 4.
  • H. Poincaré (1906) Les mathématiques et la logique. Revue de métaphysique et de morale 14, pp. 294–317. External Links: Link Cited by: footnote 4.
  • J. A. Richard (1905) Lettre à Monsieur le rédacteur de la Revue générale des sciences. Revue générale des sciences pures et appliquées 16, pp. 541. External Links: Link Cited by: footnote 3, footnote 4.
  • J. A. Richard (1906) Lettre à Monsieur le rédacteur de la Revue générale des sciences. Acta mathematica 30, pp. 295–296. External Links: Link Cited by: footnote 3, footnote 4.
  • K. Simmons (1994) A Paradox of Definability: Richard’s and Poincaré’s Way Out . History and Philosophy of Logic 15, pp. 33–44. External Links: Link Cited by: footnote 4.