André Suarès to H. Poincaré
23 octobre 1893
Serez vous surpris, Monsieur, de la liberté que je me donne, de m’introduire moi-même auprès de vous? - Cependant si j’en tiens quelque titre, il ne vient que de vous, et de la célébrité de vos mérites : plus l’esprit est grand, plus il délivre soi même et les autres : c’est pourquoi vis-à-vis de vous, Monsieur, je me sens libre.
Ce n’est pas en les louant qu’on loue le mieux des travaux comme les autres mais en les connaissant. C’est à quoi je me suis appliqué le plus que j’ai pu. Je sais combien la profonde subtilité de votre génie mathématique est peu facile à persuader : vous n’êtes pas de ceux qui se laissent abuser par les symboles et les méthodes dont ils se servent. Et c’est ainsi que non content d’être des trois premiers géomètres de l’Europe, il ne tiendrait qu’à vous d’être aussi des philosophes. Personne d’entre les vivants si ce n’est le seul Helmoltz, n’a vu plus loin, en y jetant seulement les yeux, à la fois l’impérieuse nécessité et les raisons premières de douter des principes de nos sciences. Et quant au continu mathématique - qui est l’ordre même de toutes nos pensées, - je sais qu’on vous en doit une idée synthétique et décisive. Il ne m’a, par malheur, pas été possible de la prendre par moi même. En vain, ai-je cherché le mémoire où vous l’avez publiée. C’est donc, ici, Monsieur, que la liberté de mes démarches se fai presque de l’audace : car c’est à vous même que je demande ce que je n’ai pas pu trouver. Mais vous êtes bien digne d’entendre que ce qui me rend si libre est ce qu’il y a de plus glorieux en vous.
Je suis, Monsieur, avec ma parfaite estime,
Votre très obligé
Suarès
Anc. Elève de l’Ecole Norm. Supérieure
Suarès, 116, rue Paradis, Marseille.
PTrL. Publié dans [42]
Last edit: 8.05.2016