2-62-21. H. Poincaré to Physics Nobel Committee

Paris, 22 Janvier 1909

Stockholm den 30 januari 190911 1 Le manuscrit porte le cachet : “K. Vetenskapsakademiens, Nobelkomitéer, Inkom den 31.1 1909”.

Proposition pour le Prix Nobel (Physique) 1909

Préambule

Le problème du plus lourd que l’air est un des plus importants de la Mécanique et de la Physique, et il a de tout temps préoccupé l’esprit humain.22 2 Cette lettre de nomination fut rédigée par Paul Painlevé, selon le souhait exprimé par G. Mittag-Leffler de “donner le prix Nobel à l’invention de l’aéroplan”. Voir Mittag-Leffler à Painlevé, 09.12.1908 (Nabonnand, 1999, § 1-1-239). Ce problème est aujourd’hui résolu par l’aéroplane, et c’est là un des grands évènements scientifiques de ces dernières années.

L’aéroplane se compose essentiellement d’un plan légèrement incliné vers le haut de l’avant à l’arrière, et dont l’envergure à droite et à gauche l’emporte de beaucoup sur la largeur transversale. À ce plan incliné est fixée une hélice horizontale, qui tourne rapidement dans l’air sous l’action du moteur et propulse l’appareil en avant, exactement comme l’hélice marine propulse un navire. Qu’on imagine l’appareil placé sur un chassis léger d’automobile propulsé par son hélice, il roule d’abord sur le sol avec une vitesse croissante. L’air souffleté par le plan incliné lui résiste par en dessous, tend à le soulever tout en s’opposant à sa marche, et le soulève en effet quand la vitesse est devenue suffisante.

L’aéroplane marche donc en quelque sorte sur le vent et contre le vent. Que son moteur s’arrête : la résistance de l’air ralentit sa vitesse qui devient trop faible pour que l’appareil ne descende pas. S’il est bien construit et bien gouverné, il atterrit en planant, selon une pente assez douce, comme un oiseau qui se pose. Mais une petite erreur de construction ou de manœuvre peut être fatale. Cette seule remarque suffit à faire comprendre la difficulté de construction d’un tel appareil, et le danger des essais.

Assimilable aux oiseaux bons voiliers, tels que l’hirondelle, l’aéroplane apparaît parmi tous les modes de locomotion qu’aient inventés les hommes comme une merveilleuse nouveauté. Les véhicules terrestres, automobiles, chemins de fer, sont parvenus, ou peu s’en faut, à leur vitesse maxima; en outre ils sont contraints de contourner les obstacles.

L’aéroplane, comme d’ailleurs le dirigeable, peut aller droit à son but, mais surtout, tandis que les dirigeables atteignent péniblement la vitesse de 50 Km à l’heure, qu’ils ne dépasseront jamais de beaucoup, la vitesse des aéroplanes dès maintenant est de 60 à 80 kilomètres à l’heure, et est destinée à s’accroître un jour dans des proportions considérables.

L’aéroplane, au lieu d’un seul plan incliné (monoplan) peut comprendre deux ou trois, etc. plans inclinés, placés l’un au dessus de l’autre. Il est dit alors biplan, triplan, etc. Il est comparable à un oiseau qui aurait deux ou trois, etc. paires d’ailes superposées. Au lieu de pousser l’appareil à l’arrière, l’hélice peut le tirer à l’avant. Au lieu d’une seule hélice, il en peut exister deux. Mais le principe de l’appareil reste le même.

Des hélicoptères (appareils plus lourds que l’air que des hélices verticales poussent par en dessous) ont été également essayés ces dernières années, mais sans succès. Ils exigent de leurs hélices sustentatrices une force de propulsion beaucoup plus considérable que l’aéroplane, et ne sauraient prétendre aux mêmes vitesses.

Difficultés du problème du plus lourd que l’air.

Pour réaliser un aéroplane capable d’enlever un homme, quatre difficultés fondamentales étaient à vaincre, se rapportant à quatre ordres de choses différentes :

Moteur- Il fallait posséder un moteur léger et puissant, capable d’entretenir la vitesse de marche de l’appareil malgré la résistance de l’air. C’est là un problème de nature industrielle, aujourd’hui résolu (bien qu’imparfaitement encore) grâce à l’automobile.

Ailes- Il fallait que l’appareil fût muni d’ailes suffisamment sustentatrices. Malgré les progrès des moteurs, des ailes planes ne permettaient pas à l’homme de voler. Les plans inclinés de l’appareil sont en fait légèrement incurvés de manière à accueillir les filets d’air tangentiellement : on augmente ainsi considérablement (à résistance égale), la puissance sustentatrice des ailes. L’étude de la meilleure forme à donner aux ailes constitue un problème de Mécanique et de Physique du plus haut intérêt.

Equilibre- Il fallait ensuite que l’appareil, volant horizontalement en ligne droite, à vitesse normale, dans l’air parfaitement calme, restât de lui-même en équilibre.

Stabilité- Il fallait enfin que cet équilibre résistât aux perturbations possibles (remous de l’air, etc.), soit grâce à des manœuvres adaptées du pilote, soit de lui-même, grâce à des procédés de stabilisation automatiques.

Les trois derniers problèmes étaient d’ailleurs indissolublement liés et devaient être résolus en bloc, car les moindres modifications apportées aux ailes transforment d’une façon surprenante les réactions de l’air sur l’appareil. La conception et la construction d’un aéroplane bien entoilé et bien équilibré constituaient donc un problème global dont la solution exigeait à la fois de hautes qualités de mécanicien, d’observateur et d’expérimentateur; la mise au point qui ne pouvait s’obtenir que par de multiples essais, exigeait d’autre part de rares qualités d’adresse, de sang-froid et de courage, qui devaient s’ajouter aux précédentes.

La solution du problème

L’idée de l’aéroplane est très ancienne. Georges Cayley en 1809 en publia une judicieuse théorie, inventa à ce sujet un moteur à explosion et préconisa la propulsion par l’hélice aérienne. En 1842 et 1843, Henson se fit connaître par un projet d’aéroplane qui ne put être réalisé qu’en petit et ne donna rien de bon.33 3 Sir George Cayley (1773–1857), ingénieur anglais qui construisit en 1804 un modèle réduit de planeur puis en 1849 un planeur pouvant emmener un enfant (Gibbs-Smith 1962). Il serait trop long d’énumérer tous les projets infructueux. On peut dire que voici seulement cinquante ans que les progrès des machines motrices ont fait passer le plus lourd que l’air du domaine de la chimère dans le domaine du possible. Depuis cinquante ans, des hommes de toutes les nations se sont attaqués au redoutable problème.

Il faut citer en premier lieu les travaux des Anglais Wenham et Stringfellow, et ceux des ingénieurs et chercheurs français : De Joëssel, Pénaud (A), Mouillard, Marey, etc., fondateurs de la Société Française de locomotion aérienne, qui de 1860 à 1876 ont étudié minutieusement la résistance des fluides, les variations du centre de pression d’un courant fluide sur une plaque avec l’obliquité de la plaque, la puissance sustentatrice de l’air attaqué sous un petit angle par une aile, l’influence de la courbure de l’aile, les paradoxes du vol plané et du vol à voile. Ces travaux, dont les recherches récentes ont confirmé la justesse, aboutirent, après un hiatus, à la tentative d’Ader (1890–1897), prenant son essor, à Satory, en 1897, sur un aéroplane à hélices et ailes gauchissables, avec une machine à vapeur et sa chaudière, et se soulevant un peu au dessus du sol, par un vent violent, pour tomber de côté au bout de 200 mètres.

Vers la même époque (1896) en Angleterre, un appareil de 3000Kgs, de 30 mètres d’envergure et de dix mètres de hauteur, construit par H. Maxim, quittait le sol pour chavirer aussitôt de côté, après avoir heurté un rail supérieur, disposé pour arrêter son ascension.44 4 Hiram Stevens Maxim (1840–1916), inventeur de la mitrailleuse commença ses essais en 1894 et abandonna son projet dès 1895. Comme l’Avion d’Ader, il possédait un moteur à vapeur extrêmement remarquable : mais la puissance sustentatrice de la voilure était médiocre ainsi que l’équilibre, et la résistance à l’avancement beaucoup trop considérable.

Mais c’est l’ingénieur Berlinois Lilienthal qui est le père véritable de l’aviation moderne. Prolongeant les recherches françaises, il a précisé par de multiples mesures la face sustentatrice des diverses formes d’ailes, l’influence de leur courbure, mais surtout, il a créé et inauguré l’audacieuse méthode des glissades aériennes sans moteur, pour apprendre à l’homme l’équilibre de ses ailes artificielles.

Sa mort tragique en 1896, puis celle en 1899 d’un de ses habiles imitateurs, le jeune ingénieur anglais Pilcher, les tentatives coûteuses et non couronnées de succès d’Ader et de Maxim semblaient au début de ce siècle avoir découragé les aviateurs européens.

Mais en Amérique, l’illustre physicien Langley, et Chanute, le savant aviateur français établi en Amérique, continuaient de poursuivre obstinément la solution du problème. Langley précisait l’étude mécanique du vol des oiseaux, construisait des monoplans, réussissait en 1896 à faire parcourir 1200 mètres à un petit aéroplane non monté pesant 13 Kgs et muni d’un moteur à vapeur, mais ses grands appareils à moteur qu’essayait un de ses assistants sombraient en 1903 dans le Potomac. Chanute, fidèle à la méthode de Lilienthal, construisait des biplans et des triplans sans moteur, dont il faisait vérifier l’équilibre en des glissades aériennes. Mais ce n’est pas en vain que Lilienthal avait écrit : “Inventer un appareil volant, ce n’est rien; le construire, c’est peu de chose; l’essayer est tout.” Profonde vérité, au moins pour cette période créatrice de l’aviation. Le succès ne pouvait venir que d’hommes capables à la fois de concevoir, de réaliser et d’essayer un appareil aérien.

Ce sont les frères Wright qui, les premiers, ont assumé la succession intégrale de Lilienthal. Constructeurs de bicyclettes à Dayton (Etats-Unis), orientés vers l’aviation par un livre de Marey et ses photographies d’oiseaux en plein vol, et mis au courant par des livres et des brochures des travaux et des expériences de leurs devanciers, les frères Wright résolurent de reprendre d’abord systématiquement, par les procédés de Lilienthal perfectionnés, l’étude des planeurs sans moteur. Pendant trois ans, avec une méthode et une patience inlassables, à Ketty Hawk, dans la Caroline, le long de vastes plages désolées, semées de dunes, où l’Atlantique entretient un vent fort et régulier, ils multiplièrent les longues glissades aériennes.55 5 Kitty Hawk, Caroline du Nord. Leur premier planeur était un biplan, à queue stabilisatrice, qui rappelait les biplans Chanute. Mais, estimant que la queue prêtait aux remous de l’air et gênait les virages, ils la supprimaient presque immédiatement et réprimaient le tangage qu’entraînait cette suppression à l’aide d’un plan horizontal placé à l’avant (gouvernail horizontal) que le pilote pouvait, grâce à une commande, incliner légèrement vers le haut ou vers le bas (B). Les Wright sont les premiers aviateurs qui se soient aventurés sur un planeur entièrement dénué d’organes de stabilisation, queue, quille ou autres. Ils sont les premiers également qui aient osé se coucher à plat ventre sur l’appareil, exposant ainsi leur tête en cas de chute : car le plus grand risque que court l’appareil est de piquer du nez vers le sol et de tomber ainsi presque verticalement.

Muni d’un gouvernail horizontal à l’avant, d’un gouvernail vertical à l’arrière, et d’ailes gauchissables (C), l’appareil des Wright dès 1900 ressemblait beaucoup à leur “flyer” actuel, dépourvu de moteur et d’hélices. Mais trois années d’essais et plus d’un millier de vols planés furent nécessaires pour mettre l’appareil au point, leur plus long vol fut de 26 secondes, sur une longueur de 200 mètres. Maîtres de l’équilibre de leur appareil, ils commencèrent dès l’année 1903 à s’occuper de la construction d’un moteur léger.

Résumées sous une forme extrêmement précise par Wilbur Wright devant la Société des Ingénieurs de Chicago, publiées par un journal d’aviation : “Illustrierte Aëron. Mitteilungen 1902”, enfin communiquées par Chanute à plusieurs aviateurs français, les expériences des Wright ranimèrent en quelque sorte le zèle des chercheurs en Europe. En France, de 1903 à 1908, toute une pléiade d’aviateurs, Ferber, Santos-Dumont, Gabriel Voisin, Blériot, Esnault-Peltrie et d’autres se mirent à l’œuvre. En particulier, dès 1903, G. Voisin, sur les dunes de Berck, poursuivit systématiquement, par la méthode de Lilienthal la mise au point d’un planeur biplan, genre Chanute. Mais à l’inverse des Wright qui supprimaient tout organe de stabilisation et confiaient l’équilibre à la seule adresse du pilote, G. Voisin s’efforçait au contraire, de parvenir à l’équilibre automatique, en accroissant l’importance de la queue, en la cloisonnant ainsi que les ailes comme les cerfs-volants Hargrave.66 6 Au sujet de Lawrence Hargrave, voir Debenham (1998).

Cependant, les Wright poursuivaient leurs travaux, mais en s’entourant dorénavant de mystère. D’après leur propre récit, à la fin de Juin 1903, ils avaient réussi à construire un moteur d’aéroplane. Le 17 Xbre 1903, ils volaient en ligne droite près d’une minute et parcouraient 200 mètres. Dans l’été de 1904, près de Dayton (Ohio) leur ville natale, ils reprirent leurs essais, et le 20 septembre ils réussirent leur premier cercle complet. Avant la fin de l’automne, ils avaient à plusieurs reprises tenu l’air cinq minutes, parcourant 4 kilomètres. L’année suivante, le 3 Octobre 1905, Orville vola 25 minutes, le 4 Octobre 33 minutes et le 5 Octobre Wilbur vola 38 minutes parcourant 39 Kilomètres.

Les expériences exécutées sans témoins et par conséquent dénuées de vérifications officielles, étaient si surprenantes qu’une incrédulité presque générale les accueillit, quand à la fin de 1905, Chanute, qui faisait confiance aux Wright, s’en porta garant en Europe. Depuis les vols d’Auvours et de Fort-Myers, elles ne sauraient plus être sérieusement contestées. De la fin de 1905 jusqu’en Août 1908, les Wright interrompirent leurs essais.

Mais, depuis 1903, les rivaux des Wright multipliaient leurs efforts. Le 23 Octobre 1906, Santos-Dumont sur un biplan cloisonné à moteur, volait 60 mètres, puis le 12 Novembre suivant, 220 mètres en ligne droite. En 1907, G. Voisin mettait complètement au point deux biplans à stabilité automatique destinés à deux aviateurs débutants Farman et Delagrange. Le 13 Janvier 1908, à Issy-les-Moulineaux, aux portes de Paris, Farman, sur l’un d’eux, bouclait le kilomètre. C’était le premier vol circulaire effectué en Europe, et le premier au monde qui eût été officiellement constaté. En Mars, Delagrange réussissait lui aussi, à virer. Les deux pilotes revolaient ensuite les 27 et 30 Mai et le 22 Juin, à Rome et à Milan, Delagrange volait plus d’un quart d’heure. Le 6 Juillet Farman volait 20’20".

De son côté, Blériot sur un monoplan de son invention, effectuait le 4 et le 6 Juillet des vols de 5’45", de 7’ et de 8’45", et réussissait quelques virages. Esnault-Pelterie s’élevait à une hauteur de 30 mètres et parcourait 1Km 200m en ligne droite pour retomber brutalement.

Tel était en quelque sorte le bilan de l’aviation au commencement d’Août, quand vont s’ouvrir les expériences officielles des Wright en France et en Amérique. Pendant le mois d’Août Wilbur Wright effectue à la Hunaudière, près du Mans, des vols qui en durée et en distance, restent inférieurs aux vols de Farman, de Delagrange et même de Blériot. Mais en Septembre, les aviateurs Américains prennent l’avantage. Le tableau suivant résume les principaux vols de Septembre et d’Octobre.

Orville Wright Wilbur Wright Farman Delagrange Blériot
6 septembre - - - 29’53" -
9 septembre {5731′′6230′′ - - - -
10 septembre 1h 5’ 57" - - - -
11 septembre 1h 10’ 50" - - - -
16 septembre - 39’18" - - -
17 septembre - - - 30’27" -
21 septembre - 1h 31’25" - - -
29 septembre - - 42’ - -
30 septembre - - 43’ - -
2 octobre - - 44’32" - -
3 octobre - 5537′′1h 426′′1h 945′′} * - - -
6 octobre - - - -
10 octobre - - - -
30 octobre - - Voyage de Chalons à Reims (1er voyage de ville à ville) - -
31 octobre - - - - Voyage de Toury à Artonny (Beaune) et retour après atterissage (total 28 km)

* avec un passager

En outre Farman et Delagrange avaient accompli avec un passager des vols en ligne droite de quelques centaines de mètres ; le 28 Octobre, Farman avait effectué un virage avec un passager. En Novembre, Farman puis Wilbur Wright dépassaient officiellement la hauteur de 90 mètres. Enfin en Xre dernier, Wright volait 2h20’ à une vitesse de 60Km à l’heure, et dépassait la hauteur de 110mètres. Le plus long vol que ses rivaux puissent opposer à l’aviateur américain est celui de Farman, le 20 Octobre dernier, où Farman a tenu l’air 4422" à une vitesse de 70Km l’heure.

Depuis le mois d’Août dernier, des appareils nouveaux ont été essayés, mais aucun n’a obtenu de résultats comparables, même de loin, aux précédents. Il convient de signaler, entre autres, le monoplan Gastambide-Mangin qui, le 21 Août, a bouclé un circuit de 1Km 600, et qui tout récemment a réussi encore quelques virages, suivis d’un accident.

Il résulte évidemment de l’historique précédent que les appareils Wright et Voisin constituent jusqu’ici les seules solutions menées à terme du plus lourd que l’air. Certes, les essais de monoplans tentés jusqu’ici sont des plus dignes d’intérêt et serviront à l’avenir de l’aviation. En particulier, les formes de surfaces sustentatrices de R. Esnault-Peltrie sont remarquables ; la traversée aérienne de la Beauce par Blériot mérite l’admiration. Mais le virage est le criterium de la stabilité d’un aéroplane : tant qu’un appareil n’a pas viré avec sécurité un grand nombre de fois, le problème capital de l’équilibre n’est pas résolu. Seuls, les biplans Wright et les biplans Voisin ont non seulement parcouru de grandes distances, mais effectué sans accident des centaines de virages. Comparons ces deux solutions du plus lourd que l’air.

Le biplan Wright et le biplan Voisin

Aucun des deux appareils ne repose sur un principe essentiellement nouveau. Il est chimérique d’espérer une solution du plus lourd que l’air issue d’une découverte inattendue de Mécanique ou de Physique. Depuis des siècles que l’homme navigue sur l’eau et qu’il rêve de naviguer dans l’air, la plupart des procédés, même de détail, qu’on peut songer à employer ont été proposés. Mais la difficulté est toute entière dans le choix, la réalisation et surtout la coordination harmonieuse de ces procédés. On peut dire qu’un appareil nouveau capable d’emporter au moins un homme et de voler avec sécurité constitue, par lui-même une découverte intégrale qui est la résultante d’une multitude de perfectionnements et d’agencements minutieux. Ce qui fait le mérite de la découverte, c’est que l’utilité et la justesse de ces perfectionnements et agencements, l’heureuse proportion des organes ne se peuvent vérifier avec certitude que par l’essai même de l’appareil entièrement construit. La méthode scientifique classique qui consiste à découvrir des lois élémentaires et à les combiner ensuite synthétiquement pour prévoir un phénomène compliqué était impuissante devant un tel problème. Il fallait avant tout multiplier les expériences globales, en analyser les détails avec la patiente sagacité d’un naturaliste, les interpréter ensuite en s’aidant de considérations mécaniques. Les dunes de Ketty-Hawk et de Berck ont été, pour les Wright et pour G. Voisin, de grandioses laboratoires où ils ont fait œuvre véritable de savants, en employant la seule méthode que comportât le problème qu’ils avaient à résoudre : démêler avec précision le jeu des résistances de l’air sur un appareil de forme et de dimensions choisies, et parvenir ainsi à un bon équilibrage de l’appareil.77 7 Berck-sur-Mer (Pas-de-Calais).

Les Wright, ayant renoncé à l’équilibre automatique, ont surtout multiplié les essais pour mettre au point les organes et procédés de gouverne de leur appareil.

Trois manœuvres s’opposent aux trois modes de perturbations possibles, tangage, giration et roulis, et permettent également de diriger l’appareil : 1° inclinaison vers le haut ou vers le bas d’un gouvernail horizontal d’avant ; 2° inclinaison à droite ou à gauche d’un gouvernail vertical d’arrière ; 3° gauchissement corrélatif des deux ailes, qui accentue l’inclinaison de l’arrière de l’aile droite tout en effaçant l’arrière de l’aile gauche, ou inversement.

Un levier que la main gauche du pilote peut pousser en avant ou en arrière commande, par l’intermédiaire d’un fil d’acier, le gouvernail d’avant. Un levier que tient la main droite commande d’une façon analogue le gouvernail d’arrière. Mais ce second levier peut également être poussé à droite ou à gauche, et il provoque alors le gauchissement des ailes.

La première manœuvre est aussi celle que doit faire le pilote pour monter ou pour descendre. Dans les virages, les trois manœuvres doivent être combinées : le pilote peut donner ainsi au biplan l’orientation qu’il lui plaît, et (s’il est suffisamment adroit) effectuer des virages courts et parfaitement corrects.

La stabilité de l’appareil étant toute entière dans la main du pilote, il est indispensable que les manœuvres n’exigent point d’effort, c’est-à-dire que le biplan soit très docile. C’est pour cette raison que les Wright ont placé le centre de gravité de leur appareil très peu en dessous du centre de pression, et qu’ils ont ramassé les masses autour de ce centre de façon à réduire le plus possible ses moments d’inertie. Lors même que le biplan vole horizontalement en air calme, il est animé d’un tangage très léger mais ininterrompu que doit réprimer sans cesse la manœuvre presque insensible du gouvernail d’avant, véritable guidon de cette bicyclette aérienne.

Il faut ensuite que les organes de gouverne soient très exactement proportionnés. Le gouvernail d’avant du “flyer” Wright se compose de deux plans parallèles qui s’inclinent en même temps, en s’incurvant légèrement de façon à accueillir toujours l’air à peu près tangentiellement. Le gouvernail d’arrière est formé de deux petits plans verticaux parallèles, dont l’action est appuyée par celle de deux petits plans verticaux semicirculaires fixés au gouvernail d’avant. La forme des ailes et leur gauchissement ont été également déterminés avec une grande précision. C’est la mise au point et la coordination de tous les organes qui ont coûté aux Wright leurs plus grands efforts.

Leur appareil n’est pas seulement très souple : il offre aussi très peu de résistance à l’avancement, cela grâce à la suppression de toute queue ou quille. En outre ils emploient pour la propulsion deux hélices de grand pas (tournant en sens inverse et à la vitesse modérée de 500 tours par minute), dont le rendement est très bon (D). Enfin (et c’est là un allègement qu’on peut critiquer), le “flyer” n’emporte point avec lui le rail de lancement ni le wagonnet sur lequel il est fixé initialement pour prendre sa vitesse : il les abandonne en quittant le sol.

Les Wright ont ainsi réalisé un aéroplane qui pour voler avec deux hommes à la vitesse de 60 Km à l’heure n’exige qu’un moteur de 25 chevaux. Ils ont eu en outre le mérite de construire un moteur bien adapté à leur appareil, à savoir un moteur d’automobile réduit à son maximum de simplicité, moteur qui a fonctionné 2h20’ de suite, tandis qu’aucun autre moteur n’a jusqu’ici fonctionné en vol plus de 45 minutes.

La souplesse de l’appareil lui permet d’effectuer des huits très courts, des spirales, d’atterir très légèrement l’allumage une fois coupé, etc…

Voulant réaliser l’équilibre automatique, G. Voisin a combiné les vols planés d’appareils montés avec d’innombrables essais de petits modèles et avec des expériences faites au ventilateur. Les principaux résultats relatifs à ses appareils définitifs ont été résumés par lui dans une note des Comptes-Rendus de l’Académie des Sciences (Xre 1908).

L’appareil Voisin est formé de deux biplans en tandem dont le second a beaucoup moins d’envergure que le premier et est cloisonné, de façon à former à la fois queue horizontale et queue verticale. La queue horizontale réprime automatiquement le tangage. Quant à la queue verticale, elle aligne l’appareil dans le vent si le vent souffle latéralement, et une fois aligné l’appareil (qui s’est penché de côté) se redresse. Un gouvernail horizontal d’avant (formé d’un plan rigide) commande la montée et la descente, et permet aussi de surveiller les oscillations du tangage, si celles-ci deviennent trop notables. Un gouvernail d’arrière placé dans la cellule de queue permet les virages. Les ailes sont rigides, de coupe parabolique à l’avant, légèrement retroussées à l’arrière. On voit que la direction de l’appareil ne comporte que deux manœuvres : le pilote a devant lui un volant d’automobile qu’il peut soit tourner à droite ou à gauche, soit pousser en avant ou en arrière. La première manœuvre commande le gouvernail d’arrière, la seconde commande le gouvernail d’avant.

Le caractère remarquable du système Voisin, c’est qu’il ne comporte pas de manœuvre pour réprimer le roulis ou pour faire pencher l’appareil à droite ou à gauche. Dans les virages, le biplan prend de lui-même, de par l’action de ses cloisons verticales, une inclinaison convenable. Mais le premier biplan Farman et le biplan Delagrange viraient difficilement : les parois verticales de la queue contrariaient trop la giration que produit le gouvernail. Dans le dernier biplan Farman, les ailes elles-mêmes sont cloisonnées ; le cloisonnement vertical s’oppose encore à la giration (condition indispensable à la stabilité automatique), mais moins fortement, tout en provoquant plus vite l’inclinaison latérale de l’appareil et sa poussée vers le centre du virage. Sans être aussi courts et corrects que ceux de W. Wright, les multiples virages de Farman au-dessus du camp de Châlons ont été d’une remarquable fermeté sans roulis, ni tangage.

Il importe de remarquer que Voisin n’a essayé lui-même la stabilité de son appareil que dans des vols en ligne droite par temps calme. La stabilité dans les virages (condition essentielle) résultait pour lui de ses expériences sur les modèles réduits : il restait à la mettre à l’épreuve et à la perfectionner. C’est Farman qui a le premier tenté et réussi un virage, puis des cercles complets, à une époque où personne ne croyait aux vols des Wright, tentative d’autant plus hardie qu’il n’avait aucun moyen de redresser l’appareil s’il eût chaviré de côté. Delagrange, peu après, a effectué lui aussi des virages. Le pilote dans de tels essais est un véritable collaborateur du constructeur ; il réalise une partie essentielle du programme de Lilienthal. C’est grâce aux multiples vols de Farman et de Delagrange que l’appareil Voisin a subi de nombreux perfectionnements et acquis la sûreté de virage que présente le dernier biplan Farman. Mais de Delagrange et Farman, c’est Farman qui a tenté le premier le péril du virage, c’est lui dont les évolutions définitives ont été les plus parfaites, c’est lui qui détient le record de la durée, de la distance et de la hauteur ; c’est lui enfin qui a accompli le premier voyage de ville à ville par dessus villages, peupliers, et moulins qui séparent Châlons de Reims. Il a donc joué dans la mise au point du biplan Voisin un rôle essentiel.

L’appareil Voisin est notablement plus lourd que le “flyer” Wright, et offre une plus grande résistance à l’avancement, d’abord à cause de la longue queue, ensuite à cause du chassis d’automobile auquel il est fixé et qu’il emporte avec lui. Mais ce dernier surcroît de poids permet à l’appareil de repartir n’importe où, avec les moyens du bord, pourvu qu’il ait devant lui une cinquantaine de mètres de terrain à peu près plat.

Le biplan Voisin est propulsé par une hélice unique, embrayée directement sur l’arbre du moteur et tournant à 1100 tours à la minute. Cette hélice a un rendement moindre que les deux hélices plus grandes et plus lentes de Wright : mais ce désavantage est en partie compensé par la simplicité et la sûreté des transmissions. L’hélice unique tend à renverser l’appareil de côté : mais ce défaut est corrigé par une position du centre de gravité un peu en dehors du plan de symétrie et par la dissymétrie du vent de l’hélice projeté sur la queue. Enfin l’hélice unique ne prête point au danger qui menace les biplans à deux hélices quand l’une s’arrête.

Les raisons qui précèdent expliquent que le biplan Farman exige, pour voler avec un seul pilote (E), 40 chevaux au lieu des 25 du moteur Wright. Pour que cet appareil battît les records de Wright il faudrait construire un moteur léger de 40 chevaux aussi constant que le moteur Wright, ce qui n’a pas été réalisé jusqu’ici.

En définitive, le biplan Voisin-Farman est plus lourd, a plus d’encombrement, et offre plus de résistance à l’avancement sur le “flyer” Wright. Il exige un moteur plus puissant, il est moins souple à la manœuvre, il monte plus lentement et atterrit moins légèrement. Mais d’autre part, il vole plus vite (70Km à l’heure au lieu de 60), il peut s’envoler avec les moyens du bord, et surtout sa manœuvre est beaucoup plus simple que celle de Wright. La preuve en est que Farman et Delagrange, novices en aviation, ont appris très vite à voler sur un biplan Voisin ; tandis qu’en dehors des Wright, aucun pilote n’a encore conduit seul leur appareil. Il n’est pas douteux d’ailleurs que les Wright ne forment bientôt des pilotes, mais ceux-ci devront être bien choisis et subir une préparation assez longue.

Les deux systèmes représentent deux tendances qui se poursuivront, la tendance vers l’adresse maxima de l’homme oiseau et la tendance vers la stabilité maxima. Ces deux tendances se confondront un jour pour aboutir à l’appareil en quelque sorte idéal que des procédés délicats et presque imperceptibles stabiliseront automatiquement sans accroître notablement les résistances. Mais, si primitifs que doivent paraître alors les appareils que nous venons de décrire, les aviateurs d’aujourd’hui garderont le mérite d’avoir franchi le pas le plus difficile, et le plus dangereux, après lequel la voie des perfectionnements était grande ouverte.

Pour bien faire ressortir toute la difficulté du progrès accompli, il importe de remarquer que, si le vol à moteur n’était possible qu’avec les progrès modernes du machinisme, le vol plané était réalisable à l’homme de tout temps. La construction matérielle d’un planeur sans moteur est plus aisée que celle d’un bateau à voiles. Pourtant depuis des siècles que le vol plané, avec direction et virages, est possible, désiré et tenté, c’est aujourd’hui seulement qu’il est réalisé.

Quant au caractère scientifique du problème du plus lourd que l’air, il suffit, pour s’en convaincre, de songer que des savants tels que Langley et Marey y ont consacré des années d’efforts. Encore faudrait-il ajouter bien des noms à ceux que nous avons cités déjà : tels Kress et von Loëssel en Autriche, Philipps en Angleterre, Renard en France, et tant d’autres. De même que pour faire ressortir le péril du problème résolu, il faudrait aux noms de Lilienthal et de Pilcher ajouter un véritable martyrologue.

Il nous semble désirable que la Science ne paraisse pas se désintéresser de la solution d’un problème qui a passionné tant de savants, provoqué tant de recherches et exigé tant de victimes. Tout en rendant hommage aux grands et courageux services rendus par leurs rivaux, nous pensons qu’il faut mettre hors de pair les Wright d’une part, et G. Voisin et H. Farman d’autre part, qui, les premiers et par des méthodes différentes, ont réalisé d’une façon incontestable de véritables vols artificiels avec de sûrs virages, critérium de l’équilibre. Nous proposons donc que le prix Nobel de Physique soit partagé en 1909 en deux parties égales, dont l’une serait attribuée aux frères Wright, et l’autre à G. Voisin et H. Farman collaborateurs.

Paul Painlevé

Poincaré

G. Mittag-Leffler

H. Phragmén

O. Backlund

Ivar Bendixson

V. Carlheim-Gyllensköld

(A) C’est Pénaud, auteur d’un mémoire sur le vol des oiseaux couronné en 1873 par l’Académie des Sciences de Paris, qui a construit le premier aéroplane à moteur, (mais jouet d’enfant minuscule) qui ait réellement volé. Wenham et Stringfellow avaient réalisé en 1866 un aéroplane multiple avec moteur à vapeur, mais qui n’avait point réussi à voler.

(B) Ce dispositif avait déjà été proposé dans de très anciens appareils alors oubliés, et il existait depuis peu, comme perfectionnement secret, dans les submersibles Français.

(C) Les ailes de l’Avion d’Ader étaient également gauchissables.

(D) Ces hélices sont reliées au moteur par deux chaînes démultiplicatrices, dont l’une est croisée et passe dans deux tubes rigides. Cette transmission fonctionne bien. Mais si l’une des chaînes casse, une seule des hélices continuant à tourner, l’appareil chavire à moins que le pilote ne coupe immédiatement l’allumage et ne rétablisse l’équilibre. Cet accident est arrivé une fois à Wilbur Wright qui a eu le temps de redresser son biplan. Quant à l’accident d’Orville Wright, il est dû à une inadvertance infime de construction : il avait agrandi ses hélices pour emmener un passager et l’une d’elles passait trop près d’un fil de commande du gouvernail. A un virage, l’hélice se prit dans le fil et rejeta violemment le gouvernail contre l’autre hélice qui se brisa.

(E) Farman et Delagrange ont fait quelques petits vols dont un virage avec un passager.

ADS 32p. Nobel Archives of the Royal Swedish Academy of Sciences.

Time-stamp: "19.03.2015 01:56"

Références

  • I. Debenham (1998) Lawrence Hargrave: his role in the development of the successful aeroplane. External Links: Link Cited by: footnote 6.
  • C. H. Gibbs-Smith (1962) Sir George Cayley’s Aeronautics, 1796–1835. H.M. Stationery Office, London. Cited by: footnote 3.
  • P. Nabonnand (Ed.) (1999) La correspondance d’Henri Poincaré, Volume 1: La correspondance entre Henri Poincaré et Gösta Mittag-Leffler. Birkhäuser, Basel. External Links: Link Cited by: footnote 2.