Henri Poincaré: Rapport à la Faculté des sciences de Paris
[Ca. 1898]11 1 Jean Perrin s’est présenté en 1898 pour une charge de cours à la Faculté des sciences de Paris. Ses deux concurrents furent Pierre Curie et A. Ponsot. Gabriel Lippmann a rédigé le rapport sur la candidature de Curie. Perrin et Curie ont obtenu cinq voix chacun au premier ballot, selon le procès-verbal.
Cours de Chimie Physique
Rapport sur la candidature de M. Perrin.
M. Perrin est né à Lille en 1870 ; reçu en 1890 à l’École normale il y entra l’année suivante après son service militaire. Après ses trois années d’études il resta dans cette école en qualité d’agrégé préparateur et travailla sous la direction de M. Violle. Il fut reçu docteur ès sciences le 14 juin 1897. Un an auparavant, la Société royale de Londres lui avait décerné le prix Joule.
L’œuvre scientifique de M. Perrin n’est pas très étendue, mais elle est imposante.
Il s’est d’abord proposé d’étudier le transfert d’électricité négative par les rayons cathodiques. Pour faire comprendre la difficulté des expériences qu’il avait à faire, je rappellerai que non seulement de nombreux expérimentateurs étaient arrivés à des résultats contradictoires, mais que Hertz lui-même avait abordé la question sans parvenir à une solution définitive.
Grâce à un ensemble de précautions habiles, M. Perrin se mit à l’abri des causes d’erreurs qui avaient égaré la plupart de ses devanciers et s’assura une protection électrostatique parfaite. Il mit donc hors de doute ce fait important et jusqu’à lui contesté que les rayons cathodiques transportent toujours avec eux de l’électricité négative. Ce n’est pas tout ; quand, dans l’expérience de Lenard, ces rayons traversent une fenêtre d’aluminium pour passer dans l’air extérieur, leur charge négative franchit avec eux cette fenêtre, au moins en partie.
En opérant avec une cathode percée, M. Perrin mit en évidence un transport d’électricité positive, cheminant en sens inverse des rayons cathodiques ; tout se passe comme si cette électricité était convoyée par une nouvelle sorte de rayons inconnus, peut-être identique aux Kanalstrahlen de Goldstein, mais il n’y a là qu’une voie nouvelle ouverte et non encore parcourue.
Les résultats de M. Perrin ont été confirmés depuis par J.J. Thomson et Mac Clellan.
Ce premier travail avait attiré l’attention de Lord Kelvin, et sur la couverture d’une brochure qu’il me faisait l’honneur de m’adresser, l’illustre physicien anglais avait écrit à la main : « Lisez la note de Perrin. »
M. Perrin a étudié ensuite l’action d’un champ électrostatique intense sur les rayons cathodiques ; il a d’abord répété une expérience bien connue de Goldstein mais il s’est placé dans des conditions plus précises, en faisant traverser aux rayons une toile métallique qui joue le rôle d’écran électrostatique, et permet de mieux définir le champ électrique. Il a pu ainsi varier les conditions de l’expérience de Goldstein et lui donner une forme plus frappante ; une plaque métallique recouverte d’une substance fluorescente, s’illumine sous le choc cathodique ; mais elle s’éteint, dès qu’elle est portée à un potentiel négatif suffisamment élevé, comme si les rayons cathodiques repoussés par elle, ne pouvaient l’atteindre ou ne l’atteignaient qu’avec une vitesse presque nulle. C’est là un moyen indirect de mesurer la chute de potentiel à laquelle les rayons cathodiques doivent leur énergie.
Dans ces dernières expériences je signalerai surtout l’élégance des dispositions expérimentales qui se prêteront sans aucun doute à des nouvelles et intéressantes applications.
Les rayons de Röntgen attirèrent ensuite l’attention de M. Perrin ; c’était le moment, où presque tous les physiciens étudiaient avec curiosité le phénomène nouvellement découvert ; les propriétés, les flux apparentes de ces radiations furent observées presque simultanément sur divers points de l’Europe par ces expérimentateurs qui travaillaient d’une façon tout à fait indépendante ; ainsi l’absence de réfraction et de diffraction, le mode d’émission des rayons X par le choc des rayons cathodiques sur un corps solide.
M. Perrin a étudié l’un des premiers ces divers phénomènes.
Mais son principal titre est d’avoir débrouillé le mode d’action des rayons Röntgen sur les corps électrisés. Dès que la découverte du savant de Würzburg fut connue en Europe, plusieurs physiciens eurent l’idée d’étudier cette action et se mirent en même temps à l’œuvre ; dans cette sorte de course, M. M. Benoist et Hurmuzescu arrivèrent les premiers bientôt suivis par M. J.J. Thomson.
Mais si l’on arriva promptement à constater que les rayons X déchargent les corps électrisés, le mécanisme de cette décharge resta longtemps mystérieux. Les uns l’assimilaient à l’action de la lumière ultraviolette sur les électrodes négatives, les autres à l’action de la lumière ordinaire sur la conductibilité du sélénium. Nous savons aujourd’hui qu’il est tout différent. Un habile expérimentateur italien, M. Villari, signala le premier des faits qui semblaient en contradiction avec les deux hypothèses. Il lui semblait voir les rayons se courber derrière les obstacles par une sorte de diffraction ou de diffusion ; mais il ne put trouver la véritable explication des apparences qu’il avait observées. Un physicien justement célèbre, M. Righi, partagea quelque temps son erreur ; mais revenant sur la question, il annonça le 21 juin 1896 à l’Académie des Lincei que le phénomène de la décharge paraît se propager le long des lignes de force. Il ne touchait pas encore à la vérité ; il était sur le chemin qui y conduirait et n’aurait tardé à l’atteindre. Mais la veille, dans l’Éclairage électrique du 20 juin 1896, avait paru le travail de M. Perrin qui résolvait définitivement la question.
Pour qu’un pinceau de rayons Röntgen décharge un conducteur électrisé, il faut et il suffit qu’il rencontre une des lignes de force émanant de ce conducteur.
Deux expériences également nettes et concluantes démontrent cette double proposition ; dans l’une les rayons X déchargent un conducteur bien qu’ils passent à plusieurs décimètres de sa surface ; dans l’autre, qui constitue pour ainsi dire la contre-épreuve, il touche un conducteur sans le décharger, parce que ce conducteur est renfermé dans un cylindre de Faraday presque entièrement clos et porté au même potentiel et que par conséquent il n’en sort aucune ligne de force.
M. Perrin fut ainsi conduit à une interprétation théorique que l’on peut résumer ainsi : Sous l’influence des rayons X, les gaz s’ionisent et si l’on est dans un champ électrique, les ions cheminent le long des lignes de force jusqu’à ce qu’ils rencontrent un conducteur qu’ils déchargent.
D’après cette conception, l’action électrique des rayons Röntgen devait obéir à certaines lois simples. Ces lois se vérifiaient parfaitement dans certaines conditions ; mais, dans d’autres circonstances, elles ne semblaient plus qu’approchées et c’est d’ailleurs pour cette raison qu’elles avaient échappé aux premiers expérimentateurs.
M. Perrin fut ainsi conduit à rechercher la cause de ses discordances et fut assez heureux pour la discerner. L’effet principal, qu’il appelle l’effet gaz, suit toujours les mêmes lois ; mais dans le voisinage des surfaces métalliques, un effet secondaire vient s’y ajouter et introduire dans les phénomènes une apparente complication. C’est ce que M. Perrin appelle l’effet métal.
Ses recherches lui ont permis de mesurer cet effet et d’en étudier les lois d’une façon complète. Il restait à interpréter cette apparence et c’est ainsi que le physicien fut conduit à l’hypothèse de l’ionisation superficielle.
L’effet métal équivaut à une ionisation superficielle produite par les rayons à la surface de séparation d’un gaz et d’un métal ; cette ionisation varie en chaque point comme l’inverse du carré de la distance à la source ; chaque couple gaz-métal est caractérisé par un coefficient d’ionisation superficielle. Cette hypothèse reliait bien entre eux les faits observés et c’est tout ce qu’on peut demander à une hypothèse.
Cependant la découverte des rayons secondaires par M. Sagnac en a diminué la vraisemblance. Il semble plus simple d’admettre que les rayons secondaires excités par les rayons Röntgen tombant sur la surface d’un métal produisent à leur tour un effet gaz qui vient s’ajouter à l’effet gaz dû aux rayons primaires.
Sans doute les rayons secondaires observés n’expliquent qu’incomplètement l’effet métal, mais il est probable que d’autres rayons, plus absorbables et plus actifs pour cette raison même, viennent concourir à la même action.
Les lois de l’effet gaz, découvertes par M. Perrin, ont donc plus de généralité que ne le supposait leur inventeur. A l’explication proposée par M. Perrin pour l’effet métal qui n’est qu’un effet secondaire, M. Sagnac en a donc substitué une autre plus plausible ; mais n’oublions pas que, s’il a pu le faire, c’est que M. Perrin avait découvert l’effet gaz que personne ne soupçonnait avant lui.
D’ailleurs, si l’hypothèse est abandonnée, les mesures numériques et les lois expérimentales, choses mille fois plus importantes, restent entièrement debout. Des expériences récentes n’ont fait que les confirmer.
En résumé, autant qu’on en peut juger par ces premiers travaux, M. Perrin est doué du don le plus précieux pour le physicien ; il sait imaginer l’expérience cruciale, qui rejète dans l’oubli vingt expériences imparfaites et fait luire la lumière définitive là où elles avaient laissé le doute.
Cependant une question se pose ; les travaux de M. Perrin, pas plus que ceux de la plupart des autres candidats, ne se rapportent à la physico-chimie. Il n’a pas encore fait ses preuves dans la science qu’il serait chargé d’enseigner ; aura-t-il les qualités de jugement et d’intelligence qui lui assureront le succès dans ce nouveau domaine ?
Pour nous en rendre compte, voyons dans quel esprit cette science a été cultivée jusqu’ici et devra l’être dans l’avenir. Je ne parle pas ici de la thermodynamique, mais des autres branches de la physico-chimie.
A l’étranger, de hardis pionniers ont marché droit devant eux, devançant souvent l’expérience et s’inquiétant peu qu’elle ait peine à les suivre. Ils sont arrivés ainsi à un ensemble de conceptions, extrêmement plausibles, mais encore mal vérifiées. Si l’on met à part quelques grands noms dont la France est justement fière, ces novateurs ont trouvé chez nous peu d’imitateurs et de disciples. Il semble que l’esprit français, avide de netteté et de logique, répugne à de trop téméraires aventures.
Le professeur qu’il s’agit de nommer aura à nous faire connaître l’œuvre de ces savants et à la naturaliser chez nous, en la précisant. Il lui faudra un esprit assez ouvert pour les étudier avec sympathie et les comprendre, assez indépendant pour ne pas les suivre aveuglement.
Il lui faudra un peu de ce qu’ils ont et un peu de ce qui leur manque, et en particulier le goût de la précision. Mais il y a plusieurs manières d’être précis ; il ne suffit pas d’ajouter une quatrième décimale à des nombres qui en ont déjà trois ; en s’attachant uniquement à une pareille tâche, on se préparerait mal pour comprendre les physico-chimistes d’Outre-Rhin, et on les aurait d’avance condamnés. Les lois provisoires qu’ils ont énoncées ont été trouvées en dépit de la quatrième décimale et souvent de la seconde.
Il ne faudra pas comme eux dédaigner ces décimales, mais il ne suffira pas de les mesurer, il faudra les expliquer ; discerner la cause perturbatrice qui amène d’apparentes exceptions aux règles énoncées par les fondateurs de la science nouvelle. Nous devons espérer que des lois simples se cachent sous la complexité des phénomènes ; si cet espoir est vain, la physico-chimie ne sera pas, ses fondateurs n’auront fait qu’un rêve et l’accumulation des chiffres n’engendrera jamais que la confusion.
Les qualités d’esprit que je viens de définir, plusieurs des candidats les possèdent ; M. Perrin est-il du nombre ?
Je n’insisterai pas sur le fait que l’ionisation dont le rôle est capital dans deux des branches les plus importantes de la physico-chimie, l’osmose et l’électrolyse, n’a pas moins d’influence sur les deux phénomènes étudiés par M. Perrin, l’effet de gaz produit par les rayons Röntgen et la convection de l’électricité par les rayons cathodiques. Ce ne serait là qu’un argument superficiel. J’aime mieux poser la question en d’autres termes ; M. Perrin est-il capable, comme je le disais tout à l’heure, de discerner la simplicité des lois sous la complexité des phénomènes.
Il me semble avoir déjà répondu ; dans l’action des rayons de Röntgen sur les corps électrisés, deux effets se mélangeaient, un effet principal, simple, un effet secondaire perturbateur ; le mélange était intime, la séparation difficile. Cette séparation, M. Perrin l’a faite de la façon la plus élégante ; ce sont des séparations du même genre qu’il aura à effectuer en physico-chimie.
Si le choix de la Faculté se porte sur lui, on peut espérer qu’il fera honneur à notre enseignement.
Sans doute il est trop jeune pour avoir donné toute sa mesure, mais notre Faculté n’est pas engagée.
Si nous le choisissons, nous sommes obligés de lui faire crédit, ainsi d’ailleurs qu’à la plupart des candidats ; il nous faut des garanties de payement. Il importerait donc en tout cas que la Faculté se réservât expressément le droit, qui du reste ne peut lui être contesté, de retirer cet enseignement au nouveau chargé de cours, s’il ne répondait pas suffisamment aux espérances qu’on aurait fondées sur lui.
Signé : Poincaré
TrD 2p. F/17/24822, Faculté des sciences de Paris, pièces annexes aux procès-verbaux, 1883–1903, 78–79, Archives nationales de France.
Time-stamp: "15.08.2016 13:35"