3-47-20. Henri Poincaré: Rapport au Bureau des longitudes

[Vers 1900]

Observations sur la Lettre de M. Helmert11 1 La lettre de Helmert n’a pas été retrouvée.

Il est évident d’abord qu’il y a un grand intérêt de multiplier autant qu’on le pourra les mesures de latitude et d’azimuth et qu’il importe de donner satisfaction à M. Helmert dans la mesure du possible. Je dois cependant faire quelques observations.

Mesures d’Azimuths

La plus importante est celle qui se rapporte aux mesures d’azimuth.22 2 À ce sujet, voir Helmert (1894). Soit η la déviation de la verticale vers l’Est ; δL les différences de longitude ; δA celles d’azimuth ; λ la latitude ; il viendra :

δA=δLsinλ;η=δLcosλ.

Or λ sera très petit. Donc pour λ=1° par exemple, 1" d’erreur sur l’azimuth correspondra à une erreur de 57" sur η et à une erreur de 3s,3 sur la longitude. Pour λ=3°,1" d’erreur sur l’azimuth correspondra encore à une erreur de 19" sur η et de 1s,1 sur la longitude.

Nous ne devons donc pas nous étonner si M. Oudemans dans sa triangulation de Java, sous des latitudes très faibles, a trouvé que les déviations de la verticale déduites des azimuths sont en moyenne 3 ou 4 fois plus grandes que celles déduites des longitudes (pas pour les mêmes points, il est vrai).33 3 Oudemans 1875.

Il faut observer en effet que la déviation de la verticale n’est pas la seule cause de la différence entre les azimuths géodésique et astronomique. Il faut tenir compte en outre de la cause suivante ; la projection d’une ligne géodésique du géoïde sur l’ellipsoïde, n’est pas toujours une ligne géodésique de l’ellipsoïde. Il est difficile d’évaluer l’effet de cette seconde cause ; mais il est clair que si elle devient sensible, ce qui arrive peut-être dans les pays accidentés, les résultats se trouveront viciés.

Influence sur les Angles horizontaux

M. Helmert insiste surtout sur l’erreur produite dans les angles horizontaux des triangles par la déviation de la verticale. Il importe d’abord de se rendre compte de la portée de cette erreur.

Nous avons un réseau de triangles dans l’espace ; nous pouvons nous proposer : 1° Ou bien de le projeter sur le géoïde par des normales au géoïde ; 2° Ou bien de le projeter sur un ellipsoïde de référence par des normales à cet ellipsoïde.

Dans le 1er cas, nous avons mesuré un arc de géoïde, dans le 2d cas un arc d’ellipsoïde.

Dans le 1er cas, on ne doit pas faire la correction de M. Helmert; dans le 2d cas, elle est nécessaire.

Quelle est d’abord la grandeur de cette correction.

Soit OV la direction de la verticale observée ; (normale au géoïde); OV la direction de la verticale dite vraie (normale à l’ellipsoïde); OA une droite menée perpend. à OV dans le plan VOV; OB une droite de visée quelconque.

Soit δ l’angle VOV (déviation totale de la verticale) ; r/2+z l’angle VOB; ω l’angle BOA. On mesure le dièdre AOV, BOV au lieu du dièdre AOV, BOV.

Soit V et V les deux dièdres en question ; on trouve :

V-V=δsinVtgz.

Pour une déviation de 10", une différence de niveau entre les deux stations de 1000me`tres, distance 50km, l’erreur maximum sera de 0",2.

Si donc la bissectrice de l’angle mesuré est perpendiculaire au plan de la déviation, il n’y aura pas d’erreur sur cet angle. Ce n’est donc pas quand l’un des côtés sera dirigé suivant la méridienne que l’on pourra se dispenser d’observer les azimuths, mais quand la bissectrice de l’angle sera dirigée suivant la méridienne.

Étude de l’arc de géoïde

Maintenant quel inconvénient y aura-t-il si nous mesurons l’arc de géoïde au lieu de mesurer l’arc d’ellipsoïde, c’est-à-dire si nous ne faisons pas la correction en question ? Ce qui nous importe, c’est la forme du géoïde qui est réel, et non celle de l’ellipsoïde qui est fictif. Nous serions donc tentés de conclure que la correction proposée est tout à fait inutile. Pourquoi une pareille conclusion serait-elle prématurée ?

Considérons un arc de courbe que pour plus de simplicité je supposerai plan.

Soit s la longueur d’arc comptée à partir d’une origine quelconque, R le rayon de courbure, α l’angle de la normale avec une direction fixe. Nous mesurons les deux valeurs extrêmes de α, qui sont α0 et α1 et la longueur totale de l’arc :

S=R𝑑α

Nous avons besoin pour connaître réellement la forme de l’arc de connaître les différences des coordonnées des deux extrémités, c’est-à-dire les intégrales

X=Rcosαdα;Y=Rsinαdα.

Alors la question se pose ainsi.

La connaissance de S est-elle suffisante pour nous faire connaître X et Y avec assez d’approximation ? Si R peut être regardé comme constant, on aura simplement

X=Ssinα1-sinα0α1-α0;Y=Scosα0-cosα1α1-α0

Mais si R est variable, et surtout si les variations sont systématiques, de telle façon que la valeur moyenne de R soit plus grande dans une moitié de l’arc que dans l’autre, cela ne sera plus vrai.

En réalité nous aurons des mesures de α en 9 points, de sorte que notre arc sera divisé en 8 arcs partiels. Pour que les différences soient sensibles, il faudrait donc que les variations de R fussent pour ainsi dire systématiquement irrégulières et que par exemple R-R fût plus grand dans la 2de moitié de chacun des arcs partiels que dans la 1re moitié ;44 4 Variante : “moitié; et que cette différence subsiste après qu’on aurait fait les corre”. en appelant R le rayon de courbure véritable et R le rayon de courbure déduit des 9 observations de latitude ; (nous pourrions représenter R par un polynôme du 7e degré en s dont on calculerait les coeff. de façon à satisfaire aux 9 observations de latitude).

De pareilles variations sont-elles à craindre ? Le seront-elles encore après qu’on aura tenu compte des attractions locales (si on juge à propos de le faire), remplaçant ainsi le géoïde réel, par un géoïde fictif parfaitement défini d’ailleurs, mais moins irrégulier ? Ce sont là des questions qu’il est difficile de trancher a priori et c’est une des raisons pour lesquelles il y a lieu de donner satisfaction autant que possible au désir de M. Helmert.

Fermeture des triangles

M. Helmert insiste sur un autre avantage de sa correction ; les triangles, dit-il, se fermeront mieux. Examinons ce point.

L’excès sphérique est égal à la surface du triangle divisé par la surface du triangle trirectangle tracé sur la sphère équivalente au géoïde, c’est-à-dire à la sphère dont le rayon est moyen proportionnel entre les deux rayons de courbure principaux du géoïde. Si nous ne connaissons pas bien ces deux rayons de courbure, il en résultera une incertitude sur l’évaluation de cet excès sphérique.

Soit un triangle de 1000 kilomètres-carrés, son excès sphérique sera de 6" environ. L’erreur sur cet excès, c’est-à-dire sur la fermeture du triangle, sera due à l’incertitude sur le rayon de courbure moyen du géoïde. Une incertitude de 1/100, plus grande que la différence entre le rayon polaire et le rayon équatorial, donnerait sur l’excès une erreur de 0",12.

Mettons les choses à l’extrême. Supposons qu’à l’une des stations la verticale soit déviée de 10" et qu’à la station suivante distante de 40km, la déviation soit nulle. L’erreur sur le rayon de courbure sera de 1/130e environ et l’incertitude sur la fermeture de 0",10.

Cela ne serait pas négligeable, mais outre que de pareils écarts sont bien peu vraisemblables, ils ne pourraient se produire qu’en vertu d’attractions toutes locales, dues à des masses apparentes, et que l’on pourrait suffisamment corriger pour cet objet spécial.

L’influence sur l’erreur de fermeture des triangles sera donc très faible et cette raison me paraît moins importante que la précédente.

Influence sur la Réduction des Angles au Niveau de la Mer

Soit z l’angle d’une direction avec l’une des lignes de courbure, R et R les deux rayons de courbure principaux du géoïde, h l’altitude ; il faut faire subir à la direction une correction

h2sin2z(1R-1R).

Cette correction pourra se trouver altérée :

1° s’il y a une incertitude sur R. Pour une incertitude de 1/130 comme tout à l’heure, l’erreur sur la correction serait de 0",4 (altitude 3000 mètres) et notablement plus grande que la correction elle-même. Mais un pareil écart est tout à fait improbable.

2° si la direction des lignes de courbure est mal connue. Pour la connaître, il faudrait avoir non seulement la déviation vers le N, mais la déviation vers l’E (soit par les azimuts, soit par un autre procédé). (Je ne veux pas dire que la direction de la ligne de courbure soit celle de la méridienne soit géodésique, soit astronomique ; elle dépend de la différence des déviations aux 3 sommets du triangle.)

D’ailleurs cette connaissance de la déviation vers l’E serait nécessaire aussi si l’on voulait tenir compte de l’incertitude sur R. Il serait illusoire en effet de faire la correction sur R, sans faire celle sur R qui peut être égale et de signe contraire. Dans ces conditions, et vu la difficulté de mesurer la déviation vers l’E, il serait illusoire de se préoccuper de cette cause d’erreur ; elle est sans doute très faible, et on peut l’éliminer en ramenant la triangulation non au niveau de la mer, mais au niveau du géoïde d’altitude 2500 m par exemple pour ramener ensuite au niveau de la mer l’arc de méridien d’abord calculé sur ce géoïde.

Influence sur la Réduction des Bases au Niveau de la Mer.

Si les verticales aux deux extrémités d’une base sont déviées, il en résulte une erreur dans la réduction de cette base au niveau de la mer.55 5 Variante : “de la mer. Si la base a 8000 mètres”. Par exemple, une déviation de 1" à l’une des extrémités (la verticale restant inaltérée à l’autre extrémité) produirait une erreur d’un peu plus d’un centimètre. Il n’y a pas beaucoup lieu de s’en préoccuper parce que comme je l’expliquais tout à l’heure, on pourra tout rapporter, bases et triangles, au géoïde d’altitude 2500 jusqu’à la fin du calcul où on ramènera l’arc de méridien calculé au niveau de la mer.

Influence sur le Nivellement Géodésique

C’est là ce qu’il y a de plus grave. Si l’on mesure une différence de hauteur par des distances zénithales réciproques et simultanées ; si z et z sont les deux distances zénithales observées, z1 et z1 les distances zénithales vraies, α l’angle des deux verticales on aura à peu près :

z1+z1=π+α;z1=z+π+α-z-z2.

Une erreur de 10" sur α produira une erreur de 5" sur z1.

Cela n’aurait pas d’importance si on pouvait fermer le triangle; et l’erreur se corrigerait à peu près ; mais on ne pourra pas fermer le triangle par des observations réciproques et simultanées, ces observations ne pouvant se faire que sur une ligne en zig-zag.

Grandeur probable des écarts

J’ai admis dans ce qui précède un écart de 10" sur un côté de 40kilm ; cela paraît énorme ; malheureusement nous ne pouvons pas affirmer que cela soit impossible. J’ai relevé dans la triangulation de Java des écarts du même genre sur diverses paires de stations, contenues dans le tableau suivant, où la première colonne contient la distance des deux stations en minutes d’arc, la seconde colonne la différence des deux déviations de la verticale dans le sens du méridien (déviation vers le Nord déduite des mesures de latitude) ; cette différence est exprimée en secondes d’arc. Enfin la troisième colonne contient le rapport des nombres de la 2de colonne à ceux de la 1re. Je rappellerai que ce rapport avec l’écart que j’ai admis plus haut (10" sur 40 Kilomètres) serait d’environ 1/130.

2125150252715613711107121352025150553411001933134

Ces écarts sont énormes, et encore plus grands que ce que j’avais admis. Peut-être seraient-ils diminués si on faisait la correction topographique pour tenir compte des attractions locales.

D’un autre côté on doit observer que la chaîne de Java est presque perpendiculaire au méridien, tandis que celle des Andes est peu inclinée sur le méridien. On doit donc s’attendre à ce que les déviations N.S soient plus petites qu’à Java.

En revanche les déviations E.O seront sans doute plus grandes et ce sont celles qu’il est le plus difficile de mesurer.

Nous pouvons examiner encore, en relevant les résultats de la triangulation de Java, ce qu’elle a donné pour les déviations vers l’E. Les déviations déduites des azimuths varient de -63 à +46 quand on va de l’extrémité occidentale à l’extrémité orientale de l’île ; celles qui sont déduites des longitudes varient de -8 à +9.

Évidemment les premières sont trop fortes pour une raison systématique quelconque, probablement celle que j’indiquais au début. Quant aux dernières, elles conduisent à un rapport de 1/1900.

La divergence entre les résultats tirés des azimuths et ceux qu’on tire des longitudes me frappe. Si elle est due à la cause que j’expliquais au début, nous devons observer qu’elle sera plus grande encore à l’Équateur puisque la latitude pour Java varie de 6° à 9°, et qu’à Quito elle variera entre 0° et ±3°.

Si je relève maintenant les déviations dans le volume que vient de publier le Geodetic Survey des États-Unis (arc de parallèle de 39°) je vois que les déviations sont en général beaucoup moindres qu’à Java et qu’elles ont une variation plus régulière, de sorte que la différence des déviations en deux stations voisines a des chances de ne pas être considérable. Par exemple sur 109 stations de latitude, je n’en vois que 2 qui dépassent 10" et la plus grande est de 12". Pour les azimuths il n’y a qu’une dizaine de stations sur 73 où la différence dépasse 10", pour les longitudes il n’y en a 8 sur 37, la plus grande est de 24". Il semble qu’on puisse en rendre assez bien compte par les attractions des masses visibles.

En fait le Geodetic Survey paraît n’avoir fait aucune des corrections dont nous venons de parler et tout porte à croire qu’elles auraient été tout à fait négligeables.

Si donc nous étions sûrs de nous trouver dans les mêmes conditions qu’aux États-Unis, nous n’aurions pas à nous préoccuper de toutes ces difficultés.

Conclusions

Je crois que si cela ne doit pas entraîner un trop grand surcroît de dépenses, il y a lieu de donner satisfaction à M. Helmert en ce qui concerne les mesures de latitude :

1° Parce qu’en nous y refusant, nous donnerions toujours prise à ses critiques.

2° Parce que dans tous les cas, ces mesures nous donneront d’importants renseignements sur les attractions locales et la forme du géoïde.

3° Parce que, en ce qui concerne la valeur définitive de l’arc à mesurer, nous ne sommes pas sûrs que les corrections proposées soient insensibles. Cela est probable, mais nous ne pourrons le savoir qu’une fois ces mesures faites.

En ce qui concerne les azimuths je serai plus réservé ; je crains fort que ce qu’on en tirera ne soit qu’illusoire.

Enfin pour les observations pendulaires, il est clair qu’on ne peut que gagner à les multiplier ; et qu’il pourrait être avantageux de les distribuer comme le propose M. Helmert ; mais cela sera-t-il possible, étant données les conditions locales, je ne le crois pas et en tout cas on ne pourra en juger que sur place.

AD 7p. Collection particulière, Paris 75017.

Time-stamp: " 4.10.2018 00:49"

Références

  • F. R. Helmert (1894) Ueber eine Vereinfachung bei der Einführung von Stationsergebnissen in die Ausgleichung eines Dreiecksnetzes. Astronomische Nachrichten 134 (3210), pp. 281–296. External Links: Link Cited by: footnote 2.
  • J. A. C. Oudemans, J. C. A. v. Asperen, J. v. Asperen, W. G. Teunissen, A. A. Nijland and E. Engelenburg (1875) Die Triangulation von Java ausgeführt vom Personal des geographischen Dienstes in Niederländisch Ost-Indien. Martinus Nijhoff, The Hague. Cited by: footnote 3.