2-17-19. H. Poincaré to Victor Crémieu
[Ca. 03–04.1904]
Cher Monsieur,
J’ai commencé l’étude de votre balance quadrifilaire, et voici les réflexions qu’elle m’inspire et qui me paraissent pouvoir servir de base à la théorie que vous désirez.11 1 Poincaré communique son étude (Poincaré 1904) de la balance à l’Académie des sciences le 11 avril, en même temps qu’une note descriptive de Crémieu (1904a). A ce propos, voir aussi Crémieu (1904b, 1905).
Si vous le voulez bien, nous examinerons d’abord un cas un peu différent de celui que vous avez en vue, mais qui nous y mènera facilement. Je suppose que le fléau, au lieu d’osciller sur un couteau porté par le flotteur, ne fait qu’un avec le flotteur qui s’incline avec lui. Je viendrai plus tard au cas du couteau et à celui où le fléau oscille non sur un couteau, mais sur le sommet d’un cône porté par le flotteur.
Il faut d’abord que j’introduise deux notions fondamentales.
1° La première est celle des droites et . J’appelle ainsi les deux droites qui rencontrent les 4 fils. Les 4 fils sont à peu près verticaux mais ils ne le sont pas tout à fait, puisqu’on leur a donné une torsion préalable. Dans ces conditions, il y a 2 droites et 2 seulement qui rencontrent les prolongements des 4 fils. Tout mouvement infiniment petit du fléau peut se ramener à une rotation autour de accompagnée d’une rotation autour de . Si j’envisage un point quelconque du fléau, ce point peut décrire une infinité de trajectoires, toutes normales à une droite qui rencontre et .
Dans la position d’équilibre initial, le système admet un plan de symétrie et les 4 fils sont symétriques 2 à 2. La droite est perpend. au plan de symétrie ; la droite est dans le plan de symétrie.
2° La 2de notion est celle du centre de gravité effectif. Nous avons les poids suivants
1° le poids du fléau ; 2° la poussée du mercure ; 3° le poids du flotteur lui-même, y compris le lest qu’il faut lui mettre pour qu’il ne culbute pas (en quoi sera ce lest ?); 4° les poids des plateaux avec ce qu’ils portent. Toutes ces forces sont verticales ; elles ont des valeurs parfaitement déterminées, parce que je suppose que le flotteur sort de la surface du mercure par une tige très mince comme ceci de sorte qu’il peut s’enfoncer un peu sans que la poussée varie notablement.
Les 3 premières forces ont des points d’application parfaitement déterminés dans le corps solide fléau + flotteur ; il en est de même de la 4e il faut supposer les poids des plateaux appliqués à leur point de suspension sur le fléau.
Toutes ces forces auront donc une résultante unique verticale, appliquée en un point parfaitement déterminé dans le solide fléau et que j’appelle le centre de gravité effectif. Dans la position d’équilibre la verticale du centre de gravité doit rencontrer les droites et .
3° Introduisons maintenant la notion de la surface ; c’est le lieu du point ; au point , (position initiale d’équilibre du point ) le plan tangent à la surface est horizontale. Cette surface est symétrique par rapport au plan de symétrie. Considérons deux sections normales de la surface, l’une sera le plan de symétrie, l’autre sera perpend.; la 1re aura pour centre de courbure , la 2de aura pour centre de courbure . Je représente en la normale à la surface ; cette normale est verticale ; elle rencontre la droite en ; elle rencontre en la droite qui se projette en un point unique parce q. je prends le plan de symét. pour plan du tableau, elle passe par les deux centres de courbure et .
Quelles sont alors les conditions d’équilibre quand on ajoute un poids additionnel ; ce poids est bien entendu supposé appliqué au point de suspension du plateau. Soit et les moments du poids par rapport aux droites et .
Le système va tourner d’un angle autour de et d’un angle autour de . Nous aurons pour l’équilibre :
représente la résultante des 4 forces verticales dont il a été question plus haut, c’est-à-dire la portion du poids supportée par le quadrifilaire. | |
Comment ces résultats sont-ils modifiés :
1° Si le fléau au lieu d’être solidaire du flotteur pivote sur une pointe conique portée par le flotteur. Dans ce cas le fléau supporte une force verticale, égale à la poussée du mercure moins le poids du flotteur ; cette force est appliquée à la pointe conique. On calculera donc la position du centre de gravité effectif comme si la 2de et la 3e des 4 forces dont il a été question plus haut, étaient appliquées, non pas l’une au centre de poussée, l’autre au centre de gravité du flotteur, mais toutes deux à la pointe conique. Par là le point se trouve relevé ainsi que les centres et .
2° Si le fléau repose sur l’arête d’un couteau cela est plus compliqué. Soit le milieu de l’arête ; soit la poussée moins le poids du flotteur, le point d’application de la résultante de la poussée et du poids du flotteur. Soit le poids du fléau et des plateaux, de telle façon que soit le poids supporté par les 4 fils. Soit le point d’application de .
Dans le 1er cas (fléau solidaire du flotteur) le point s’obtient en composant la force appliquée en et la force appliquée en ; dans le 2d cas (fléau pivotant sur une pointe) en composant appliqué en et appliqué en .
Qu’arrive-t-il dans le 3e cas ?
Le fléau s’incline ; la droite cesse d’être verticale ; et la droite dans le 1er cas (fléau solidaire) elle reste dans le prolongement de ; dans le 2d cas elle reste verticale, et dans le 3e cas, elle se déplace de telle façon qu’elle reste perpendiculaire à l’arête du couteau et que le plan de la droite et de l’arête du couteau soit vertical. Si le déplacement est tel que l’arête du couteau reste horizontale, la droite restera verticale (comme dans le 2d cas). Si le déplacement est tel que l’arête du couteau et restent dans un même plan vertical la droite restera dans le prolongement de (comme dans le 1er cas).
Considérons une rotation autour de la droite ; le plan de symétrie restera un plan de symétrie. L’arête du couteau et la droite resteront dans ce plan de symétrie, qui restera vertical. Donc la droite restera dans le prol. de ; il faut donc dans l’application de la formule :
calculer les positions de et de comme dans le 1er cas, c’est-à-dire en appliquant la poussée en .
Considérons au contraire une rotation autour de la droite ; l’arête restera horizontale sensiblement. Donc la droite restera verticale ; il faut donc dans l’application de la formule :
calculer les positions de et de comme dans le 2d cas, c’est-à-dire en appliquant la poussée en .
Ainsi nos formules restent applicables au 3e cas, mais à la condition de définir autrement le centre de gravité selon qu’on applique la formule de ou celle de .
La formule qui donne (rotation autour de ) ne vous intéresse pas au point de vue de la sensibilité ; mais vous devez vous en préoccuper au point de vue de la stabilité. Il faut que le point (défini comme dans le 1er cas, appliqué en ) soit au dessous de . Vous êtes vous suffisamment préoccupé de cette stabilité ; à ce point de vue la disposition du 2d cas (pivot conique) serait préférable.
La formule qui donne (rotation autour de ) est celle qui donne la sensibilité.22 2 Variante : “donne la stabilité”. Évaluons d’abord . Soit la longueur du fléau ; ce sera notre bras de levier (si passe très près de l’origine, ce qui arrivera d’ordinaire) ce sera en tout cas un minimum de notre bras de levier. Seulement la composante efficace ne sera pas , mais seulement ;
donc |
d’où : |
C’est surtout sur la petitesse de que vous comptez pour avoir une extrême sensibilité.
Le problème est ainsi ramené à la construction de la droite et du centre de courbure . Le 1er fil prolongé vient couper le plan de symétrie en un point ; le fil symétrique passe également en .
Le 2d fil prolongé vient couper le plan de symétrie en un point ; le fil symétrique passe également en .
C’est la droite qui est la droite .
Vous voyez que vous pouvez disposer le quadrifilaire pour avoir une droite à peu près quelconque ; il suffit de disposer convenablement des longueurs des côtés des deux quadrilatères formés par les 4 points d’attache supérieurs et par les 4 points d’attache inférieurs des 4 fils.
Au sujet du point ; je remarque qu’on l’obtient en composant deux forces appliquées en et en . Les deux points et sont très voisins l’un de l’autre ; mais comme les deux forces sont presque égales et de signe contraire, il ne s’ensuit pas que soit très voisin de . Mais dans la pratique on aura intérêt à l’en rapprocher ; seulement cela exige un réglage.
Construction du point
Je considérerai maintenant une seule espèce de mouvement du fléau, c’est celui où la rotation se fait constamment autour de la droite .
La droite décrira dans l’espace une certaine surface réglée ; pour un observateur invariablement lié au fléau, elle paraîtrait décrire une surface réglée ; vous savez que le mouvement du fléau est le même que si la surface invariablement liée au fléau, roulait sur la surface . Dans la position initiale, la droite est dans le plan de symétrie, et par symétrie le plan tg commun à et à doit être perpend. au plan de symétrie ; il est donc le même tout le long le la génératrice. D’où cette conséquence que les éléments des surfaces et que nous avons à considérer sont des éléments de surface développable.
inutile à lire en 1re lecture33 3 Le manuscrit comporte un cadre d’encre rouge autour du texte de ce point jusqu’au mot souligné : “inutile”.
Pour aller plus loin, commençons par définir la vitesse du point .
Dans sa position initiale la droite rencontre en les deux 1ers fils symétriques. Soit une position infiniment voisine de la droite , cette droite rencontrera en le prolong. de la nouvelle position du 1er fil, et en celle du 2d fil.
Je représente en et les points d’attache inférieurs des deux fils ; en et les points d’attache supérieurs qui sont fixes.
Si je connaissais la vitesse du point en grandeur et direction, je connaîtrais ; car doit être vu du point fixe sous le même angle que le chemin parcouru par le point dans le temps .
La vitesse de est perp. au plan de et de la droite . Le plan de et de cette vitesse passe donc par la droite et est perp. au plan de cette droite et de . Or est dans ce plan, et en outre dans un plan passant par et perp. au plan de symétrie (plan tg à ). Cela détermine sa direction.
Considérons donc le trièdre formé par les deux fils et la droite ; ce trièdre a un plan de symétrie qui est son plan bissecteur intérieur. Le plan tg à est le plan bissecteur extérieur du dièdre . C’est l’intersection de ce plan bissecteur etc.
Je représente le trièdre par un triangle sphérique :
je mène par les droites , , , et qui viennent percer la sphère de centre aux points , , , et . Le triangle sphér. est isocèle, le grand cercle est la bissectrice extérieure de l’angle . Les angles , sont droits.
Quant à la grandeur de la vitesse du point pour aller de en elle inutile
Pour construire le point , cela revient à construire la composante verticale de l’accélér. du point , laquelle est en raison inverse du rayon de courbure .
Les accélérations peuvent se calculer comme si le système était mobile autour d’un point fixe, parce que l’élément de la surface est un élément de surface développable et par conséquent un élément de cône. Le point fixe se trouve sur la droite , mais je ne sais pas où.
L’accélération sera donc la résultante de deux autres : 1° de l’accél. centripète, due à la rotation autour de , qui se calcule d’après la formule ordinaire de la force centrifuge. 2° de l’accél. due à l’accélér. angulaire et qui se calcule comme il suit. Soit une droite qui représente en grandeur et direction l’accél. angulaire (et qui coupe au point fixe). L’accél. (due à ) d’un point quelconque sera représentée par le même vecteur que la vitesse qu’aurait ce même point dans une rotation représentée par cette même droite .
Cette droite est dans le plan tg à , plan perp. au plan de sym. Je puis supposer qu’elle est elle-même perp. au plan de sym. Cela revient à supposer que la vitesse angulaire autour des droites successives est constante.
J’appellerai la 1re partie de l’acc. (centripète), la 2de (due à ).
J’ai besoin d’envisager la composante de l’accél. du point d’attache inférieur de chaque fil, dans la direction du fil, et la composante verticale de l’accél. de .
Soit et les deux points d’attache du fil, la droite , la perp. abaissée de sur , la vitesse de . On aura pour les comp. de l’acc. de suivant le fil :
Or le fil étant sensiblement vertical, est très grand par rapport à , très petit par rapport à de sorte qu’on a sensiblement
Pour le point cherchons44 4 Variante : “Pour le point on a J = 0;”. (composante verticale) ; car le point étant dans le plan de symétrie ; le plan est vertical et on a si est la vitesse angulaire autour de ; vitesse de .
si donc on avait on aurait55 5 Variante: “.”
Il faut maintenant calculer . Je représente en le trapèze formé par les quatre points d’attache des fils. Je suppose le point dans le plan de ce trapèze et je place en le point d’intersection de ce plan avec ; on a .
Soit la longueur des fils . Les composantes verticales de sont sensiblement pour les points , et pour tous les points de la droite , en particulier pour le point
pour les points , et pour tous les points de la droite , en particulier pour le point
Pour les autres points du plan on n’a qu’à interpoler linéairement, puisque la droite est horizontale.
Supposons en particulier que le trapèze diffère peu d’un rectangle et que le point soit très voisin du centre de ce rectangle, très voisin de . Alors
pour les points , , , , .
d’où : |
et pour l’équation de stabilité :
elle devient :
Selon qu’on place d’un côté ou de l’autre de la droite , les deux termes
sont de même signe ou de signe contraire ; on peut régler de façon à rendre le coëff. de sensibilité
très petit.
Quelques remarques sur le calcul de :
1° Nous avons supposé dans le plan cela n’est pas nécessaire ; l’axe étant horizontal la composante verticale de sera la même pour tous les points d’une même verticale.
2° Nous avons fait le calcul comme si les fils étaient verticaux, cela n’est qu’à peu près vrai.
Je projette sur le plan de sym. Un des fils (et le fil symét.) se projette en l’autre en .
La composante de suivant le fil est
la composante suivant sera
étant l’angle du fil avec sa projection , angle négligeable d’ailleurs. En tous les points de la droite , la composante de suivant sera la même soit
Je projette sur le plan de sym. Un des fils (et le fil symét.) se projette en l’autre en .
La composante de suivant le fil est
la composante suivant sera
étant l’angle du fil avec sa projection , angle négligeable d’ailleurs. En tous les points de la droite , la composante de suivant sera la même soit
De même en tous les points de elle sera la même soit angle du fil avec sa projection .
Le point est l’intersection des deux projections et , c’est la trace de la droite que nous avons définie plus haut et qui est perpend. au plan de sym. Les points et sont sur une même verticale et la projection verticale de sur tous les points de cette verticale est la même, elle est donc la même pour et pour .
Nous avons donc l’accélération du point dont nous connaissons les projections sur et sur et dont nous devons chercher la projection verticale.
Cela est facile d’autant plus que les droites , se coupent sous un angle très aigu. De plus on peut prendre66 6 Nous complétons la formule, qui est illisible après .
Si , les 3 projections peuvent être regardées comme égales ; et l’on a comme nous l’avons montré plus haut
Nous retombons sur notre formule de tout à l’heure.
Ou bien ; Soit , , compos. verticale cherchée de ; les 4 points sont sur un même cercle. Si , les longueurs , , sont sensiblement égales.
Si n’est pas égal à c’est-à-dire si le point n’est pas près du centre du trapèze , il n’en est plus ainsi.
Les arcs de cercle sont très petits (par rapport au rayon du cercle). Ils peuvent être assimilés à leurs cordes. C’est-à-dire que les 3 composantes , , sont e[ntre] elles comme les 3 angles , , . Soit alors et de[s angles des droites]77 7 Les crochets enferment des rajouts de main inconnue. et de avec la verticale ; on aura :
ou composante verticale de
et pour la formule finale de sensibilité :
Vous remarquerez combien la modification des points d’attache des 4 fils en faisant varier la position de droites et influent sur la sensibilité.
bas de levier du fléau. | |
poids à mesurer. | |
poids supporté par le quadrifilaire. | |
angle de rotation de la balance de torsion. | |
distance du centre de gravité effectif à la droite . | |
angle de la droite avec la verticale. | |
distance à la droite du point d’attache inférieur de l’un des 2 fils de 1re paire. Par paire de fils, j’entends 2 fils sym. par rapport au plan de sym. | |
même distance pour la 2de paire. | |
angle du plan des 2 fils de 1re paire avec la verticale. | |
même angle pour la 2de paire. | |
longueur des fils. |
Tout à vous,
Poincaré
ALS 20p. Archives de l’Académie des sciences de Paris.
Time-stamp: "31.07.2014 23:33"
Références
- Balance azimutale quadrifilaire. Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences de Paris 138, pp. 893–895. External Links: Link Cited by: footnote 1.
- Sensibilité de la balance azimutale. Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences de Paris 138, pp. 1090–1093. External Links: Link Cited by: footnote 1.
- Recherches expérimentales sur la gravitation. Bulletin des séances de la Société française de physique, pp. 485–499. Cited by: footnote 1.
- Théorie de la balance azimutale quadrifilaire. Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences de Paris 138, pp. 869–874. External Links: Link Cited by: footnote 1.