Marie Charles Xavier Clermont-Ferrand Boutteville to H. Poincaré
2 juin 1881
Clermont F.
Mon Cher Camarade,
Notre pauvre ami est mort victime de son devoir. Un ouvrier s’était fait tuer quelques jours auparavant en allant, malgré toutes les défenses, dans une galerie dangereuse, sans même se munir d’une lampe de sûreté. Bonnefoy, sachant le danger, ne voulut pas envoyer un employé faire l’enquête, bien qu il eût pour lundi un rendez-vous avec l’École des Mines qui est en tournée géologique dans le Puy de Dôme.
Il partit donc samedi matin de Clermont F. et arriva à Champagnac à 5h du soir. Il prit à peine le temps de dîner et descendit dans la mine avec le chef des mineurs, le chef Loisier, et deux ingénieurs de la mine. Tous cinq étaient munis d excellentes lampes de sûreté. Arrivés au lieu de l’accident, l’ingénieur de la mine s’arrête un peu, pendant que Bonnefoy avançait encore de quelques pas et dit : « M. Bonnefoy, voici la lampe et le sabot de ce malheureux Monteil, il est inutile d’aller plus loin ». A ce moment le chef mineur souleva un peu sa lampe. Le grisou s enflamma on ne sait comment, sans explosion ! Les ouvriers placés à 10 m derrière sentirent un coup de vent et n’entendirent rien. Bonnefoy, le chef mineur et le chef Loisier étaient morts sur le coup : les deux ingénieurs très grièvement blessés. Notre pauvre ami était horriblement défiguré. Je pus faire avertir le vieux Père dimanche par mon père : lundi matin nous partîmes ensemble pour Champagnac. Nous eumes beaucoup de peine pour ramener le corps, bien que l’on ait pu faire organiser un train spécial entre Ussel et Clermont, sur la ligne qui sera inaugurée dimanche, et dont Bonnefoy avait le contrôle. Le mercredi tous les camarades se sont réunis pour faire des adieux touchants à notre pauvre ami. Toutes les autorités assistaient à la funèbre cérémonie. Le père est parti avec le corps pour Coulommiers, où l’enterrement a eu lieu aujourd hui. Je viens de recevoir une dépêche m’annonçant que tout s’était passé sans difficultés, bien que j’aie craint un moment en voir surgir. En effet dans ce village de Champagnac on n’a pu trouver qu’un bois de hêtre trop vert qui a joué et brisé les scellés apposés sur le cercueil malgré les cerces en fer que j’ai fait mettre ici.
L’abattement du pauvre Père est navrant. Comme tu dois le savoir en effet, c’est un brave vieillard, qui a fait beaucoup de sacrifices pour les études de son fils, et pour lequel Marcel était les trois quarts de son existence.
Tous les nombreux camarades que Bonnefoy comptait à Clermont ont voulu faire à leurs frais la cérémonie d’adieux : je suis sûr que tu voudras être des nôtres. Il est pourtant question en ce moment (MM. Tournais et de Chamontois en ont émis l’idée) de faire demander que l’État prenne en charge les funérailles de notre ami mort au champ d’honneur : ce sera un honneur et un consolation légère à la douleur de la famille.
Ton bien dévoué camarade.
Ch. X. Boutteville
ALS 4p. Collection particulière, Paris 75017.
Last edit: 26.10.2013