3-38-2. Joseph Perrotin to H. Poincaré

Nice, le 27 août 1894

Observatoire de Nice

Monsieur Poincaré, Membre de l’Institut, Secrétaire du Bureau des Longitudes, Paris.

Monsieur le Président,

J’étais à l’Observatoire du Mounier lorsque Votre lettre est arrivée ici et c’est en raison de cette circonstance que je n’ai pas répondu plus tôt à la question que vous me faites l’honneur de m’adresser, au sujet de la planète Mars.11 1 L’Observatoire de Nice a entrepris la construction d’un observatoire sur le Mont Mounier, entre les vallées du Var et de la Tinée. La coupole, située à 2741 m, fut installée en 1893 (Fulconis 2002).

La projection lumineuse que j’ai signalée, par dépêche aux astronomes, il y a bientôt un mois, a été vue par M. Javelle, avec la lunette du grand équatorial.22 2 Stéphane Javelle (1864–1917) entra à l’Observatoire de Nice en tant qu’élève astronome en 1884 (Véron 2016).

Voici la note que me remet, à ce propos, le jeune observateur: «   Le 28 juillet, à 15h43m, t.m. de Nice, on commence à voir, dans la région australe du terminateur de Mars(1), une petite proéminence brillante, non arrondie, ayant assez exactement la forme d’un accent circonflexe ().

Le phénomène augmente d’intensité jusqu’à 16h23m et à ce moment, bien qu’il fasse jour (lever du soleil: 16h45m), on n’a pas de peine à distinguer la proéminence.

Peu après et sans pouvoir en atteindre la fin, on est obligé de cesser l’observation à cause de la trop grande lumière du jour.

Les images sont excellentes et les grossissements employés successivement sont de 600 et de 1100 fois.  »

Comme je rentrais de voyage M. Javelle n’osa pas me réveiller et c’est seulement le lendemain que je cherchai à vérifier l’observation.

Malheureusement les images étaient médiocres et l’observation se trouvait rendue difficile à cause du retard de 37 minutes qui, d’un jour à l’autre, se produit dans le passage, par le terminateur, d’un menu point de la planète et qui ce jour-là portait le moment du maximum du phénomène dans le voisinage du lever du soleil et même après le lever. Par instants, il me sembla voir des traces de la protubérance, mais c’est tout.

L’observation de M. Javelle n’en est pas moins digne de foi et doit prendre place à côté de celles des américaines et des miennes de la dernière opposition (1892 juin 10; juillet 3 et 4, C.R. du 5 sept. de cette année).33 3 Dans une lettre à Hervé Faye, Perrotin a fait part de son observation de projections lumineuses de la surface de Mars; Faye a communiqué la lettre à l’Académie des sciences de Paris lors de la séance du 05.09.1892 (Perrotin 1892).

En 1892, après l’opposition, j’ai vainement essayé de revoir les protubérances observées avant l’opposition, aux heures où les régions correspondantes de la surface de la planète repassaient par le terminateur.

Il est donc très possible, que ces phénomènes ne soient pas de longue durée et qu’ils aient même origine que le point lumineux vu, ici, le 6 août 1892, au centre du disque, tout près du «  lac du Soleil  » et qui dès le lendemain avait disparu.

Mais avant de se prononcer là-dessus de nombreuses observations accompagnées de mesures sont encore nécessaires.

Il paraît, en effet, établi que les projections lumineuses sont seulement visibles plusieurs semaines avant ou après l’opposition, quand la phase suffisamment accentuée fait que la distance du point lumineux au bord du disque étant encore notable, l’absorption par l’atmosphère de la planète n’est pas trop considérable.

A cet égard, les conditions les meilleures auraient lieu très loin du moment de l’opposition si ce n’étaient la trop grande distance géocentrique de l’astre et sa faible hauteur sur l’horizon.

A l’époque de l’opposition, ces inconvénients n’existent plus, mais alors l’absorption par l’atmosphère de Mars produit son effet maximum et rend le phénomène invisible, en dépit de sa plus grande étendue.

Il n’est en somme observable que pendant des périodes de temps intermédiaires, assez courtes et c’est ce qui en explique la rareté apparente.

Il a fallu l’ardeur que les astronomes apportent depuis quelques années dans ce genre de recherches, la puissance des instruments dont ils sont pourvus, pour que ces faits étranges ne leur aient plus échappé.

Dans une quinzaine de jours, tout au plus, je compte préluder aux observations astronomiques, sur le Mounier, par l’étude de Mars et si je parviens à noter quelque particularité digne de l’attention du Bureau des longitudes, je me ferai dun devoir de le lui communiquer, en témoignage de ma reconnaissance pour la haute bienveillance qu’il n’a cessé d’accorder à cet observatoire de à son personnel.

J’ai l’honneur d’être, Monsieur le Secrétaire, avec le plus profond respect,

Votre tout dévoué Serviteur

Perrotin

(1) d’après le croquis de M. Javelle, le point brillant est situé dans le continent «  Hellas  » de Schiaparelli, région est.44 4 Giovanni V. Schiaparelli (1835–1910) fut astronome à l’Observatoire de Brera (Milan). A partir de 1877, il établissait la carte de la planète Mars, sur laquelle figurait une formation qu’il nomma “Hellas”. Ce nom désigne depuis lors un bassin d’impact profond de 9500 m, d’environ 2200 km de diamètre.

ALS 4p. Bureau des longitudes, Paris.

Time-stamp: " 6.10.2018 02:45"

Références

  • M. Fulconis (2002) Les Alpes dans les années 1920: Le Mont Mounier. Pays vésubien (3), pp. 106–115. External Links: Link Cited by: footnote 1.
  • J. Perrotin (1892) Observations de la planète Mars (lettre de M. Perrotin à M. Faye). Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences de Paris 115 (10), pp. 379–381. Cited by: footnote 3.
  • P. Véron, M. Véron and S. Ilovaisky (2016) Dictionnaire des astronomes français (1850–1950). Unpublished typescript, St. Michel l’Observatoire. External Links: Link Cited by: footnote 2.