Gabriel Monod to H. Poincaré

Versailles, le 27 décembre 1903

REVUE HISTORIQUE

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Mon cher confrère,

Je vous remercie vivement de votre lettre et vous prie de m’excuser si je viens encore vous ennuyer à propos du commandant Corps avec qui j’ai conféré deux heures ce matin, en compagnie d’Hadamard. Mais cela a son importance, car je suis effrayé en voyant comment raisonne cet honnête militaire, de la manière dont peuvent raisonner d’autres militaires, des juges ceux-là. C’est le raisonnement du parapluie. Ce parapluie pourrait être à moi, il est à moi. Dreyfus pourrait être coupable, il doit l’être, il l’est. Nous devons à tout prix en trouver les raisons.

Je vous ai raconté que mardi dernier quand Corps m’a dit vous avoir convaincu. Je lui ai dit: “en êtes vous sûr?” Si je ne l’ai pas convaincu, je l’ai du moins très fortement ébranlé. Je crois l’avoir convaincu.

Ce matin je lui ainon pas montré votre lettre qui m’a paru trop vive pour être montrée, mais dit que je vous avais questionné et que vous m’aviez répondu que son système supérieur en simplicité à celui de Bertillon, n’était ni plus raisonnable ni plus [mot illisible]. Alors avec cette admirable mauvaise foi inconsciente des gens à idée fixe il me répond: En effet il ne m’a pas dit qu’il trouvait juste mon raisonnement sur le bordereau, mais il m’a dit qu’il était très frappé de mes observations sur les lettres d’Esterhazy et sur l’écriture d’Esterhazy rapprochée du bordereau. Or vous vous rappelez que d’après lui si Dreyfus se trouve avoir fabriqué une écriture falsifiée qui est semblable à celle d’Esterhazy, c’est que les prétendues lettres d’Esterhazy sont des faux fabriqués par une bande de coquins qui voulaient– à l’insu de Dreyfus– [le sauver pour faire chanter ensuite?], ou des lettres écrites par Esterhazy lui-même moyennant finance– en imitant le fac-similé du Matin. Il a réussi à retrouver dans ces lettres un certain ensemble de mots qui– d’après lui– ressemblent plus au fac-similé un peu défectueux du Matin qu’au bordereau original. D’après lui Esterhazy dès 1897 a fait ce qu’il a pu pour se faire reconnaître pour l’auteur du bordereau!!! On voit très bien comment toute la théorie de Corps est uniquement une série d’hypothèses fondées sur des indices imaginaires ou puérils et destinées à répondre à toutes les preuves de la culpabilité d’Esterhazy et de l’innocence de Dreyfus.

Je suis convaincu que vous n’avez pas été plus ébranlé par les démonstrations et les raisonnements de Corps sur les lettres d’Esterhazy que par ceux sur la fabrication du bordereau. Je vous serai très reconnaissant de m’autoriser à le lui dire.

Votre tout dévoué.

G. Monod

ALS 3p. Collection particulière, Paris 75017.

Time-stamp: "30.09.2014 02:07"