1-1-115. H. Poincaré to Gösta Mittag-Leffler

[3/7/92]11 1 Date de la poste de Paris. Etampes–3 juillet — Copenhague–5 juillet. Cette lettre est adressée à Mittag-Leffler à l’hôtel Domini, 7-9 rue Castiglione à Paris et suit Mittag-Leffler à Copenhague.

Mon cher ami,

Je rédigerai l’adresse dès que Picard m’aura envoyé la bibliographie des ouvrages de M. Hermite.22 2 Les amis de Hermite étaient en train de préparer la célébration de son 70e anniversaire et organisaient une souscription pour graver à cette occasion une médaille en son honneur. Poincaré prononcera une adresse (publiée dans Savants et écrivains, Poincaré 1910) : Cher et illustre Maître,
A l’occasion de votre soixante-dixième anniversaire, nous désirons vous offrir un témoignage de notre reconnaissance et aussi de notre respectueuse admiration pour tant de beaux travaux accumulés pendant un demi-siècle. Depuis cinquante ans en effet vous n’avez cessé de cultiver les parties les plus élevées de la Science mathématique, celles où règne le nombre pur : l’Analyse, l’Algèbre et l’Arithmétique. Toutes trois vous doivent d’inestimables conquêtes. A une époque où l’importance des fonctions abéliennes commençait seulement à être soupçonnée, après Jacobi, Rosenhain et Göpel, mais avant les grands travaux de Riemann et Weierstrass, paraissait votre Mémoire sur la division de ces transcendantes encore à peine connues. Quelques années après, vous publiiez votre mémorable travail sur leur transformation.
En même temps vous faisiez vos premières découvertes sur la théorie naissante des formes algébriques et, attaquant successivement toutes les questions intéressantes de l’Arithmétique, vous agrandissiez et vous éclairiez d’une lumière nouvelle l’admirable édifice élevé par Gauss. La théorie des nombres cessait d’être un dédale grâce à l’introduction des variables continues sur un terrain qui semblait réservé exclusivement à la discontinuité. L’analyse sortant de son domaine vous amenait ainsi un précieux renfort. On peut dire en effet que le prix de vos découvertes est encore rehaussé par le soin que vous avez toujours eu de mettre en évidence l’appui mutuel que se prêtent les unes aux autres toutes ces sciences en apparence si diverses.
C’était l’Arithmétique qui recueillait les premiers fruits de cette alliance ; mais l’analyse en devait aussi largement profiter. Vos groupes de transformations semblables n’étaient-ils pas en effet des groupes discontinus et ne devaient-ils pas engendrer des transcendantes uniformes, utiles pour la question des équations linéaires ? Pour la même raison vous deviez être séduit par les propriétés des fonctions elliptiques et par cette facilité presque mystérieuse avec laquelle on en déduit des théorèmes arithmétiques. L’étude de la transformation et celle des équations modulaires vous ont fourni une riche moisson de découvertes. Vous y rattachiez d’abord le problème du nombre de classes, qu’abordait en même temps un savant dont l’Europe déplore la perte récente ; puis la résolution de l’équation du cinquième degré, cette belle conquête dont l’Algèbre est redevable à l’Analyse. Enfin vous y trouviez l’occasion de montrer la véritable nature de la fonction modulaire qui devait devenir le premier type de toute une classe de transcendantes nouvelles.
Sans vouloir tout citer, je ne puis cependant passer sous silence vos travaux sur la généralisation des fractions continues. Ces recherches qui vous ont occupé toute votre vie ont été couronnées par votre Mémoire sur le nombre e, et par la création d’une méthode élégante et féconde dont on s’est servi depuis pour établir l’impossibilité de la quadrature du cercle, cette vérité depuis si longtemp soupçonnée et si récemment démontrée. Uniquement épris de science pure, vous vous êtes rarement préoccupé des applications, mais elles vous sont venues par surcroît ; on ne peut en effet oublier combien votre bel Ouvrage sur l’équation de Lamé, en dehors de son immense fécondité analytique, a été utile aux Mécaniciens et aux Astronomes.
Mais il faut nous arrêter, car il ne nous appartient pas de rappeler tout ce que la Science vous doit ; nous pouvons parler du moins de ce que nous vous devons.
Votre enseignement si clair et élevé, vos écrits si profonds et si suggestifs, nous ont appris à comprendre la Science ; l’exemple de votre vie qui lui a été consacrée tout entière, la chaleur de votre parole dès qu’il s’agit d’elle, nous ont appris à l’aimer et comment il faut l’aimer.
Ces idées que vous avez semées comme sans y penser, quand nous les retrouvons ensuite et que nous nous efforçons d’en tirer tout ce qu’elles contenaient, vous seriez tenté d’oublier qu’elles sont à vous ; mais nous, nous ne l’oublions pas, et ce n’est pas vrai seulement de ceux d’entre nous qui ont eu la bonne fortune de suivre vos leçons : ceux aussi qui n’ont subi votre influence que de loin et indirectement n’ignorent pas quel en est le prix et tous sont également pénétrés de reconnaissance.
Indifférent à la gloire qui vous est venue sans que vous l’ayez cherchée, nous espérons toutefois que vous connaissez trop bien la sincérité de nos sentiments pour repousser ce modeste témoignage de notre respect. (AS)
L’adresse était rédigée dès la fin du mois de juillet et Mittag-Leffler l’avait soumise à l’avis de Picard. Celui-ci écrivait à Mittag-Leffler le 3 août 1892 : Je vous renvoie l’adresse de Poincaré que vous m’avez confidentiellement communiquée. J’y ai fait quelques petits changements ; la fin fera, je crois, grand plaisir à M. Hermite. [… ] M. Hermite est déjà en Lorraine depuis huit jours. Je lui ai parlé du projet de médaille ; cela lui a fait un extrême plaisir. Nous sommes convenus M. Darboux et moi, du choix du graveur ; ce sera M. Roty, membre de l’institut, qui a fait une foule d’admirables médailles. Il suffira que l’artiste commence au mois d’Octobre ; deux mois sont suffisants. (IML)

Etes vous encore pour quelque temps à Paris ? Avez vous vu quelques personnes ?

M. Darboux lors de l’entrevue que j’ai eue avec lui pendant votre absence avait paru croire que la médaille prendrait beaucoup plus de temps que nous ne le pensions et ne pourrait pas être prête pour le 24 Décembre.33 3 Les inquiétudes de Mittag-Leffler n’étaient pas fondées. En effet, même si la souscription fut plus longue que prévue et la médaille prête qu’au dernier moment, l’entreprise a tout de suite reçu un accueil très favorable. La souscription débute début octobre. Me voici de retour à Paris et je crois le moment venu de nous occuper de la souscription Hermite. J’ai préparé une liste des français auxquels nous enverrons la circulaire. Veuillez me dire combien vous en désirez d’exemplaires et à qui nous devons les envoyer. J’ai fait tirer à 4000 comme il était convenu. Je vous demande de commencer les opérations, si comme je le pense, vous croyez le moment venu. (Lettre de Darboux à Mittag-Leffler datée du 5 octobre — IML) Le 5 novembre, Darboux informe Mittag-Leffler de la bonne marche de la souscription. La souscription marche bien et, à peine lancée, elle a produit près de 2000 fr. La Faculté de Paris, à elle seule, a donné pour 30 personnes environ 1000 fr environ. La Société Mathématique de Moscou à qui nous avions envoyé une circulaire comme à toutes les sociétés dont fait partie M. Hermite, a envoyé 100 roubles papier. J’ai quelques inquiétudes pour l’Angleterre. Vous feriez bien d’écrire à Darwin que vous connaissez mieux que moi. J’ai prié Teixeira de se charger de l’Espagne, j’espère qu’il nous montrera du zèle. Je n’ai qu’à me louer de Zeuthen qui s’est occupé activement du Dan[e]mark. D’autre part, j’ai reçu une lettre de Brioschi qui a envoyé la souscription à Beltrami et se plaint de ne pas avoir été compris parmi les membres du Comité. Je vais lui écrire que Weierstrass, Cayley, Sylvester sont dans le même cas. [… ] Je vais m’occuper de la médaille ; quant à l’adresse nous l’arrêterons définitivement avec Poincaré. (IML) Hermite annonce à Mittag-Leffler le 17 décembre le succès de la souscription et la fin imminente de la réalisation de la médaille : Darboux et Picard m’apprennent en effet que la souscription que vous avez organisée avec un zèle dont je vous suis profondément reconnaissant, après être restée longtemps stationnaire, sans dépasser 3000 f., atteint maintenant au-delà de 7000, ce qui était véritablement inespéré. Enfin, je vous apprendrai qu’on m’a adressé, pour la médaille, à M. Chaplain, membre de l’Académie des Beaux-Arts, un digne et excellent homme, en même temps qu’un artiste hors ligne, qui en a maintenant terminé le moule, c’est-à-dire la partie essentielle de l’ouvrage. [… ] Picard et Darboux qui me disent très peu de choses m’ont cependant informé que la remise de la médaille aurait lieu samedi 24, à 10 h, dans la salle du Conseil académique de la nouvelle Sorbonne. (Dugac 1989, 10) Vous en a-t-il parlé ?

Je vous serre cordialement la main et / je vous prie d’agréer l’assurance de ma sincère amitié.

Poincaré

ALS 2p. IML 69, Mittag-Leffler Archives, Djursholm.

Time-stamp: "12.05.2018 15:38"

Références

  • P. Dugac (1989) Lettres de Charles Hermite à Gösta Mittag-Leffler (1892–1990). Cahiers du séminaire d’histoire des mathématiques 10, pp. 1–82. External Links: Link Cited by: footnote 3.
  • H. Poincaré (1910) Savants et écrivains. Flammarion, Paris. Cited by: footnote 2.