1-1-11. Gösta Mittag-Leffler to H. Poincaré

Små-Dalarö, Dalarö, Suède.

2 Septembre 1881

Mon cher ami,

Votre dernière lettre m’est arrivée quand j’étais au point de partir de la Finlande et c’est maintenant le premier moment où il m’a été possible de vous répondre. En réalité j’ai fait depuis longtemps une généralisation de mon théorème qui embrasse toutes les fonctions / uniformes présentant une infinité quelconque de points singuliers essentiels. Ces fonctions doivent embrasser vos fonctions à espaces lacunaires mais n’embrassent pas autant que je sache pour le moment au moins les fonctions de Weierstrass qui paraissent d’une autre nature.11 1 Un des principaux résultats de l’article Zur Functionenlehre de Weierstrass est de faire ressortir “que le concept d’une fonction monogène d’un argument complexe et le concept d’une dépendance exprimable par une suite d’opérations arithmétiques ne se recouvrent pas entièrement”. Mittag-Leffler exclut de son analyse les expressions analytiques qui représentent des fonctions différentes sur les différentes composantes connexes de leur domaine de convergence. On peut donner de la manière suivante un sens déterminé à ce que l’on entend en disant d’une expression pareille qu’elle se comporte d’une façon régulière au voisinage d’un point donné : une expression analytique Fx se comporte d’une façon régulière dans l’entourage d’un point (x=x) s’il y a une série A0+A1(x-x)+A2(x-x)2+ pour laquelle, en un certain voisinage du point (x = x’), a lieu l’égalité Fx=A0+A1(x-x)+A2(x-x)2+
Il n’est pas toutefois nécessaire que cette égalité se produise dans tout le domaine de convergence de la série. Weierstrass a donné en effet des exemples d’expressions analytiques où cette égalité ne subsiste que dans un entourage du point (x=x) constituant une partie de ce domaine de convergence, et où l’expression analytique ne représente par conséquent que des parties de différentes fonctions monogènes. Les expressions analytiques qui seront principalement étudiées dans le présent mémoire, ne se comportent cependant pas de cette manière. Ces expressions représentent en général au moins une fonction monogène tout entière. (Mittag-Leffler 1884, 7)

Je me ferais un grand plaisir de vous développer mes théorèmes mais malheureusement je ne m’en suis pas occupé depuis 3 ou 4 ans et mes notes se trouvent emballées je ne sais pas où. Je n’aurai pas mon appartement à Stockholm avant la fin du mois d’Octobre et auparavant il m’est impossible d’ouvrir les caisses avec mes livres.

Pour le moment je suis même surchargé de travail et je n’ai pas l’espoir de pouvoir vous rendre un compte exact de / mes recherches. Si tôt qu’il me sera possible je m’en occuperai pourtant et j’ai l’intention de publier un grand travail là-dessus.22 2 Mittag-Leffler publiera sur ce sujet une série de notes aux Comptes Rendus (1882a et 1882b) et un article de synthèse (1884) dans les Acta mathematica. Voir § 13. Je vous communiquerai auparavant mes théorèmes si vous le désirez.

Recevez mes félicitations sincères à la découverte étonnante dont vous avez publié l’annonce dans un des derniers numéros des Comptes Rendus.33 3 Il s’agit de la note aux Comptes rendus du 8 août 1881, dans laquelle Poincaré annonce les résultats : Que toute équation différentielle linéaire à coefficients algébriques s’intègre par les fonctions zétafuchsiennes ;
Que les coordonnées des points d’une courbe algébrique quelconque s’expriment par des fonctions fuchsiennes d’une variable auxiliaire. (Poincaré 1881; Darboux et al., dirs, 1916, 31)
Avec ce résultat, Poincaré réalise un des objectifs qui avaient motivé ses recherches dans cette direction (voir § 3, notes) : Désirant [… ] exprimer les intégrales des équations différentielles à l’aide de séries toujours convergentes, j’étais naturellement conduit à m’attaquer d’abord aux équations linéaires. [… ] J’étais donc conduit à examiner les équations linéaires à coefficients rationnels et algébriques. (1921, 42) Le témoignage de Lecornu, qui avait été son condisciple à l’Ecole polytechnique et à l’Ecole des Mines confirme l’ambition de Poincaré de parvenir à intégrer toutes les équations différentielles : Je me souviens qu’invité par moi à dîner chez mes parents le 31 décembre 1879, il passa la soirée à se promener de long en large, n’entendant pas ce qu’on lui disait ou répondant à peine par monosyllabes, et oubliant l’heure à tel point que passé minuit, je pris le parti de lui rappeler doucement que nous étions en 1880. Il parut, à ce moment, redescendre sur terre, et se décida à prendre congé de nous. Quelques jours après, m’ayant rencontré sur le quai du port de Caen, il me dit négligemment : je sais intégrer toutes les équations différentielles. Les fonctions fuchsiennes venaient de naître, et je devinai alors à quoi il songeait en passant de 1879 à 1880. (Appell 1925, 33) Mittag-Leffler avait déjà exprimé son admiration pour ces résultats à Hermite dans sa lettre du 20 août 1881 et se souciait de voir Poincaré écrire des articles de fond sur les fonctions fuchsiennes et leur utilisation en théorie des équations différentielles : J’ai vu maintenant aussi dans les Comptes Rendus l’annonce de la nouvelle découverte étonnante de M. Poincaré. S’il est parvenu réellement à intégrer toutes les équations différentielles linéaires avec des coefficients algébriques alors il a fait, il me paraît, une des plus belles découvertes de notre siècle. Mais dites lui, cher Maître, qu’il faut absolument qu’il réunisse ses articles différents dans un grand travail où il développe en détail ses recherches.
Sans cela, ses mérites extraordinaires ne seront jamais reconnus au moins en Allemagne. (AS)
Si la chose est exacte comme je le crois vous avez fait une des plus grandes découvertes mathématiques depuis les fonctions elliptiques.44 4 La comparaison que suggère Mittag-Leffler avec la théorie des fonctions elliptiques est motivée par les rôles analogues que jouent les fonctions elliptiques pour le problème de l’inversion des intégrales elliptiques et les fonctions fuchsiennes pour les équations linéaires à coefficients rationnels (voir § 3, notes). Dans l’analyse de ses travaux (1921), Poincaré insiste sur les analogies étroites entre la théorie des fonctions elliptiques et sa théorie des fonctions fuchsiennes. Mais cette étude intime de la nature des fonctions intégrales ne peut se faire que par l’introduction de transcendantes nouvelles, dont je vais maintenant dire quelques mots. Ces transcendantes ont une grande analogie avec les fonctions elliptiques, et l’on ne doit pas s’en étonner, car si j’imaginais ces fonctions nouvelles, c’était afin de faire pour les équations différentielles linéaires ce qu’on avait à l’aide des séries Θ elliptiques et abéliennes, pour les intégrales des différentielles algébriques.
C’est donc l’analogie avec les fonctions elliptiques qui m’a servi de guide dans toutes mes recherches. (1921, 43)
Les fonctions fuchsiennes n’intègrent que des cas particuliers d’équations différentielles du second ordre et “les résultats ainsi obtenus ne donnent encore qu’une solution bien incomplète du problème”. Mais une fois trouvées ces équations linéaires particulières qui s’intègrent par des fonctions fuchsiennes [… ], celles-ci à leur tour, moyennant une nouvelle extension de la méthode, conduisent à l’intégration de toutes les équations différentielles linéaires à coefficient algébriques. Il suffit, pour cela, d’introduire un nouvel algorithme, généralisation du premier : les fonctions zétafuchsiennes.
Ainsi, ce que les fonctions elliptiques et abéliennes avaient donné pour le problème des quadratures, la théorie nouvelle le fournit pour le problème, beaucoup plus général et beaucoup plus difficile, de l’intégration des équations différentielles linéaires. (Hadamard 1921, 1950, 214)

Mais publiez vos recherches en détail et dans un grand travail je vous en prie instantanément.

Agréez, mon cher ami, l’expression de la haute considération et de l’admiration sincère pour votre talent avec laquelle je suis votre ami dévoué.

Gösta Mittag-Leffler

ALS 4p. Mittag-Leffler Archives, Djursholm.

Time-stamp: "19.03.2015 01:53"

Références

  • P. Appell (1925) Henri Poincaré. Plon, Paris. Cited by: footnote 3.
  • G. Darboux, N. E. Nörlund and E. Lebon (Eds.) (1916) Œuvres d’Henri Poincaré, Volume 2. Gauthier-Villars, Paris. External Links: Link Cited by: footnote 3.
  • J. Hadamard (1921) L’œuvre mathématique de Poincaré. Acta mathematica 38, pp. 203–287. External Links: Link Cited by: footnote 4.
  • G. Mittag-Leffler (1882a) Sur la théorie des fonctions uniformes d’une variable . Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences de Paris 94, pp. 938–1165. External Links: Link Cited by: footnote 2.
  • G. Mittag-Leffler (1882b) Sur la théorie des fonctions uniformes d’une variable . Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences de Paris 95, pp. 335–336. External Links: Link Cited by: footnote 2.
  • G. Mittag-Leffler (1884) Sur la représentation analytique des fonctions monogènes uniformes d’une variable indépendante. Acta Mathematica 4, pp. 1–79. External Links: Link Cited by: footnote 1, footnote 2.
  • H. Poincaré (1881) Sur les fonctions fuchsiennes. Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences de Paris 93, pp. 301–303. External Links: Link Cited by: footnote 3.
  • H. Poincaré (1921) Analyse des travaux scientifiques de Henri Poincaré faite par lui-même. Acta mathematica 38, pp. 1–135. External Links: Link Cited by: footnote 3, footnote 4.
  • G. Valiron (Ed.) (1950) Œuvres d’Henri Poincaré, Volume 4. Gauthier-Villars, Paris. External Links: Link Cited by: footnote 4.