Les sciences et les humanités
I
Parmi les hommes qui ont, tous utilement, mais plus ou moins
brillamment servi la science, les uns avaient reçu dans leur
jeunesse une éducation classique solide, parfois raffinée,
tandis que les autres n’avaient eu qu’une formation littéraire
hâtive, incomplète et sommaire. On serait tenté d’en conclure
que l’étude des lettres est inutile aux savants, puisque beaucoup
d’entre eux ont pu s’en passer. Ce serait aller un peu vite en
besogne. Est-il certain qu’on ne saurait faire de différence
entre les œuvres des uns et des autres et y reconnaître une
sorte de marque d’origine. C’est là une comparaison que je
ne veux pas faire ici, il faudrait citer des noms propres, et
je ne voudrais désobliger personne, même les morts. En pareille
matière, les appréciations sont difficiles, mais quand même
on aurait démontré que les uns ont été aussi bons savants
que les autres, qu’est-ce que cela prouverait ? Le fait s’expliquerait
tout naturellement. Il y a eu de longues années où il était
difficile de percer sans avoir fait ses classes, et en général
de sortir de son rang. Ceux qui y sont parvenus n’ont pu le faire
que grâce à une énergie exceptionnelle qui leur tenait
lieu de bien d’autres avantages, et qui pouvait les mettre de
pair avec des esprits plus cultivés, mais servis par des caractères
moins bien trempés.
Ce qui est certain, c’est que les savants qui ont bénéficié
de l’éducation classique, s’en félicitent tous, tandis que
ceux qui en ont été privés le regrettent pour la plupart
(je dis pour la plupart parce que depuis quelque temps, il y
a des hommes qui verraient volontiers dans leurs origines primaires
je ne sais quel titre de gloire démocratique et comme une lointaine
promesse de députation). Pourquoi les uns, se félicitent-ils
pendant que les autres regrettent ? Est-ce seulement parce que
la science n’est pas tout, qu’il faut d’abord vivre, et que la
culture nous fait découvrir à la fois de nouvelles raisons
de vivre et de nouvelles sources de vie ? Non, tous sentent confusément
que ce n’est pas seulement à l’homme, mais au savant même
que les humanités sont utiles.
Je voudrais expliquer ici les raisons de ce sentiment vague dont
ceux qui l’éprouvent rendraient peut-être difficilement compte.
Pour traiter la question je suis obligé de la diviser : nous
avons parlé des savants en général ; or, il y a bien des
espèces de savants, et les qualités du mathématicien ne
sont pas celles du physicien, encore moins celles du biologiste.
On trouverait des gens pour dire que ces qualités sont incompatibles
et que la formation qui convient aux uns ne saurait convenir
aux autres.
D’un autre côté, quand on a cherché à énumérer les
avantages des études classiques, on en a trouvé de bien divers
et dont l’action doit être bien différente. Elles exercent
l’esprit d’analyse en nous forçant à comparer les formes
du langage, disent les grammairiens. Elles développent chez
nous l’esprit de finesse, disent les autres. Elles nous élèvent
au-dessus des vulgarités de la vie utilitaire, dit-on encore.
Les défenseurs de la culture littéraire ont donc invoqué
les arguments les plus variés. Ont-ils tous raison, c’est ce
que nous ne pouvons décider sans examiner ces arguments l’un
après l’autre, et c’est ce qui m’oblige à entrer ici dans
quelques détails.
II
C’est le cas du mathématicien que j’examinerai en premier et
me plaçant d’abord au point de vue le plus terre à terre
; je me demanderai : est-il utile qu’il ait fait des thèmes
et des versions ? La réponse nous sera fournie par une observation
personnelle de M. Vacquant, inspecteur général de l’Instruction
Publique pour les Mathématiques ; il inspectait un jour une
classe de l’enseignement moderne, enseignement qui, je crois
devoir l’ajouter, n’était pas alors ce qu’il est aujourd’hui.
Il demande à un élève la démonstration d’un théorème
célèbre dont tout le monde connaît l’énoncé : Le produit
ne dépend pas de l’ordre des facteurs. Le jeune homme donne
la démonstration qu’il a apprise dans son livre ; dans le texte
il ne change qu’un petit mot, mais c’est assez pour que le raisonnement
soit faux.
Je m’explique ; le signe algébrique de la multiplication peut
s’énoncer de plusieurs manières : on dit quelquefois multiplié
par, on peut dire aussi qui multiplie, ou bien encore que multiplie.
L’auteur du livre voulait qu’on le prononçât multiplié
par ou que multiplie ; l’élève avait l’habitude de l’énoncer
sous la forme qui multiplie, et il n’avait eu garde, bien entendu,
de changer ses habitudes pour la circonstance.
Pour tout autre théorème, cela n’aurait eu aucune espèce
d’importance : a qui multiplie b, c’est la même chose que a
que multiplie b, puisque l’on sait qu’on a le droit d’intervertir
l’ordre des facteurs.
Pour la question posée, il en va tout autrement; nous ne savons
pas encore si l’on a le droit d’intervertir l’ordre des facteurs
puisque c’est justement ce qu’il s’agit de démontrer. Nous
ne savons pas encore si a qui multiplie b, c’est-à-dire un
produit où le multiplicateur est a et le multiplicande b est
la même chose que a que multiplie b, c’est-à-dire un produit
où le multiplicateur est b et le multiplicande a ; nous n’avons
pas le droit de dire l’un pour l’autre, ou bien notre démonstration
devient fausse.
Malgré tous les efforts de l’inspecteur, le jeune homme ne
put arriver à comprendre son erreur, et ce qui est plus surprenant,
c’est qu’aucun de ses camarades ne semblait la comprendre mieux
que lui. Et le professeur se désolait : “Pourtant on
leur a fait faire des analyses grammaticales.” Hélas !
elles étaient bien loin, leurs analyses grammaticales.
Dans une classe de lettres, me disait M. Vacquant, rien de pareil
n’aurait pu arriver ; l’erreur aurait pu être commise, mais
l’élève l’aurait comprise dès qu’on la lui aurait expliquée,
et réparée dès qu’il l’aurait comprise.
III
L’exemple est peut-être un peu gros et notre enseignement moderne
est sans doute aujourd’hui assez bien organisé pour que le
plus mal dégrossi de ses représentants soit incapable de
tomber dans un semblable piège. L’anecdote n’en est pas moins
instructive ; elle nous fait mieux voir, comme à travers un
verre grossissant, la nature des difficultés qui attendent
les jeunes mathématiciens mal familiarisés avec l’analyse
des formes verbales.
Notre langue exprime par ses flexions, par l’ordre même des
mots des nuances infiniment plus délicates que celle qu’avait
méconnue le héros de cette aventure. La moindre de ces nuances
peut vicier un raisonnement mathématique où l’on doit suivre
rigoureusement la ligne droite et où le moindre écart est
interdit. Pour comprendre ces nuances, il faut avoir appris à
les sentir; il faut en avoir acquis une longue habitude pour
les saisir du premier coup sans hésitation et sans effort.
L’enfant comprend les phrases en bloc pour ainsi dire, et si
on le laissait faire il les écrirait toutes en un seul mot.
Chaque mot est comme un centre d’associations d’idées, comme
un fanal qui éclaire tout un canton de la conscience ; les
divers mots d’une même phrase luisent en même temps ; leur
lumière se mêle ; les champs qu’ils éclairent empiètent
l’un sur l’autre, sans que l’on puisse dire duquel de tous ces
phares tel ou tel point tire le plus de lumière.
C’est là comprendre comme voit le myope à qui les divers
points de l’objet apparaissent comme des taches débordant les
unes sur les autres et pareilles à celles que l’on admire dans
certains tableaux modernes.
C’est cette sorte d’illumination continue qu’on appelle d’ordinaire
l’intelligence d’une phrase. Beaucoup d’hommes, même adultes,
n’en demandent pas davantage ; les plus raffinés d’entre nous
s’en contentent même neuf fois sur dix ; cette façon de comprendre
le français suffit en effet pour les usages ordinaires de la
vie. Chaque phrase nous suggère, par le simple jeu de l’association
des idées, les mouvements appropriés ; quand on nous dit,
allez à droite, les muscles qui nous dirigent vers la droite
se contractent tout seuls. C’est assez pour vivre.
Mais c’est déjà trop peu dans bien des cas pour la plupart
des hommes civilisés ; c’est tout à fait insuffisant pour
quelque chose d’aussi subtil que le raisonnement mathématique.
Dans ce laminoir délicat, les phrases en bloc ne peuvent pas
passer ; il faut lui présenter des matériaux moins grossiers,
réduits pour ainsi dire en petits morceaux par l’analyse verbale.
Pour celui qui n’est pas exercé à cette gymnastique des mots,
qui multiplie, ou que multiplie, ne représentent pas tout d’abord
l’idée d’un pronom relatif au nominatif ou à l’accusatif,
mais je ne sais quelle vague notion de multiplication, de cette
vague notion le mathématicien n’a que faire. On m’a dit que
la langue chinoise (peut-être parce qu’elle est monosyllabique
et n’a par conséquent pas de grammaire) est incapable d’exprimer
certaines nuances délicates, celles que nous rendons par des
flexions, et que faute d’un instrument leur permettant de raisonner
avec précision, les Célestes sont et resteront fermés aux
Mathématiques. Pour ceux de nos compatriotes qui ne comprennent
pas le français par le menu mais seulement comme le fait l’enfant
ou l’homme sans culture, le français n’est qu’un chinois.
IV
Comment passerons-nous donc de cette première façon de comprendre
qui est celle de l’enfant à cette autre manière plus subtile
où la phrase n’est plus un tout, mais où l’on discerne le
rôle des divers mots et les multiples nuances qui naissent
de leurs flexions et de leurs rapports, où l’on distingue tout
cela sans effort et comme par une longue habitude ? Ce ne peut
être qu’en se rompant l’esprit à l’analyse des formes verbales.
Pour cela la pédagogie a imaginé deux procédés. Le premier
est l’analyse grammaticale, le second est la pratique des thèmes
et des versions.
L’analyse grammaticale ! Mauvais souvenirs d’enfance. De mon
temps, on en faisait beaucoup, et c’était très ennuyeux parce
que chaque mot exigeait plusieurs lignes d’écriture où les
mêmes formules se répétaient sans cesse avec une désespérante
monotonie. Mais ces formules étaient abstraites et ne disaient
rien à l’esprit des enfants. Je crois que la plupart des élèves
des classes primaires finissent par y réussir, mais en se servant
de règles empiriques ; pour eux, par exemple, le mot qui est
avant le verbe, c’est le sujet, celui qui est après, c’est
le régime direct, mais ils ne se rendent pas compte des véritables
rapports que ces mots expriment.
Il n’en est pas de même avec le thème et la version ; de
semblables artifices ne sont plus de mise, l’élève doit remplacer
les mots les uns par les autres, et mettre ces mots au cas convenable,
ce qui l’oblige à réfléchir sur leurs rapports mutuels.
Ce ne sont plus d’ailleurs des formules abstraites qu’il manie,
mais des mots dont chacun a sa physionomie propre, et qui sont
encore un peu vivants.
Pesez quel profit on tire d’un thème d’une page, et estimez
d’autre part combien de feuille de papier il aurait fallu noircir
si l’on avait voulu faire l’analyse grammaticale du texte de
ce même thème. Cela permet de comparer le rendement des deux
méthodes. C’est donc la pratique du thème et de la version
qui nous apprendra à comprendre véritablement le sens des
phrases et nous rendra par là aptes à nous en servir dans
les raisonnements.
Je rappellerai, à ce propos, que M. Hermite, le célèbre
géomètre, ne manquait pas, dès qu’il en trouvait l’occasion
de vanter l’importance du thème, exercice qui nous plie de
bonne heure à la discipline, en nous assujettissant à appliquer
une règle. Or, le savant, comme tout autre homme, et plus que
tout autre, est à chaque instant dans la nécessité d’appliquer
une règle.
V
Avec les langues anciennes, à cause de la richesse de leurs
flexions, des inversions fréquentes qui bouleversent l’ordre
des mots, cet exercice est tout particulièrement profitable.
D’ailleurs, depuis quelque temps on enseigne les langues modernes
en proscrivant le thème et la version ; c’est ce que l’on appelle
la méthode directe, et elle parait justifiée par d’assez
grands avantages. Quoi qu’il en soit, depuis qu’elle est universellement
pratiquée les langues modernes ne peuvent plus jouer le même
rôle que les langues mortes au point de vue qui nous occupe.
Et cela montre combien il serait absurde de vouloir appliquer
la méthode directe au latin ; on n’apprend pas le latin pour
parler le latin, comme si on avait à demander son chemin à
un contemporain de Cicéron dans un carrefour de Suburre ; on
apprend le latin pour l’avoir appris, parce qu’on ne peut l’apprendre
sans se plier à une gymnastique utile, dont je viens de chercher
à expliquer l’un des avantages. Le jour où l’on apprendra
le latin par la méthode directe, il deviendra superflu de l’apprendre.
Et ce serait encore bien pis d’enseigner le français par la
méthode directe, c’est pour le coup que les jeunes gens qui
ne savent pas de latin ou qui en savent trop peu, perdraient
toute chance de jamais comprendre le français par le menu.
La méthode directe nous apprend de l’allemand tout ce qu’en
savent les Allemands sans aller à l’école, et cela n’est
certes pas à dédaigner ; combien d’entre nous, ayant imprudemment
passé la frontière, ont à rougir de leur ignorance devant
les garçons de café. L’allemand d’un garçon de café,
ce serait déjà une conquête ; mais le français des garçons
de café, c’est peut-être un peu maigre ; j’ai dit assez plus
haut que ce n’est pas celui qui convient au géomètre.
VI
Ne pourrait-on dire pourtant que c’est là un détour bien
inutile, que le but étant de développer l’esprit analytique
chez les futurs géomètres, il serait plus simple de les mettre
aux prises avec la matière sur laquelle ils auront à travailler
ensuite, la quantité, les nombres, les figures ; que plus tard
les difficultés, qui se rattachent à la pleine intelligence
du langage scientifique ne seront plus pour eux qu’un jeu, puisqu’ils
n’auront qu’à accomplir des efforts d’analyse analogues à
ceux qui leur seront devenus familiers, et en même temps beaucoup
plus simples. C’est en effet ainsi que procède l’apprenti mathématiciens
qui n’a pas reçu dans sa jeunesse la préparation classique
dont j’ai parlé. Il aborde l’étude des sciences en ne possédant
du langage qu’une connaissance intermédiaire entre la connaissance
grossière de l’enfant qui voit toute la phrase en bloc, et
la connaissance raffinée du lettré qui en discerne tous les
ressorts.
Cela lui suffit pour ses débuts à la condition de passer
légèrement sur les premiers principes qui sont la partie
la plus délicate de la science. Ces premiers principes, il
les admet comme des articles de foi, quitte à y revenir quand
il sera plus sûr de lui. Il s’exerce alors et sans sortir des
mathématiques proprement dites, il se rompt à l’analyse ;
les phrases qui lui avaient d’abord semblé mystérieuses,
finissent par s’éclairer pour lui, parce qu’il s’est fait un
œil qui sait voir les détails, mais au prix de quel travail.
Les notions dont on se sert en mathématiques sont prodigieusement
abstraites, c’est-à-dire qu’elles sont le résultat d’une
élaboration déjà très avancée. N’est-il pas plus naturel
de commencer par le plus facile, et de n’aborder cette analyse
avancée qu’après en avoir fini avec l’analyse immédiate.
Les formes verbales, qui en sont les produits, conservent encore
quelque chose de concret ; elles sont par là moins rebutantes
pour les jeunes enfants qui peuvent se familiariser avec elles
à un âge où les mathématiques leur seraient inaccessibles.
Quand leur estomac sera prêt, la nourriture qu’on lui présentera
sera pour ainsi dire toute mâchée. Oui, il y a des hommes
à l’estomac de fer qui peuvent digérer sans avoir mâché
; cela n’empêche pas que la Faculté a toujours recommandé
de bien mâcher.
VII
Je me suis un peu étendu sur le cas du mathématicien, et
on peut se demander dans quelle, mesure tout cela est applicable
au physicien ou au biologiste. Ce sera, répondrons-nous, précisément
dans la mesure où ces savants ont besoin d’être mathématiciens.
Le biologiste a, en général, peu de dispositions pour les
mathématiques, et même quelquefois les sciences exactes lui
inspirent quelque répugnance et un peu de défiance. Ces formes
pures du géomètre qui lui semblent vides, sans couleur et
sans vie lui causent un mortel ennui et sont pour lui sans intérêt ;
il est t out près d’y voir un appareil aussi vain que rébarbatif.
Et cependant il est un minimum d’esprit mathématique dont aucun
savant ne peut se passer, c’est justement l’esprit d’analyse,
qui nous apprend à distinguer les éléments des objets que
nous étudions, à les séparer pair la pensée les uns des
autres, à les comparer et à les combiner. Ce n’est qu’ainsi
qu’on peut se procurer les matériaux d’un raisonnement quelconque,
si éloigné, d’ailleurs qu’il puisse être du raisonnement
mathématique proprement dit. Or, il n’est pas d’observateur
si exclusivement observateur, qu’il n’ait besoin de raisonner
quelquefois.
Cette habitude de l’analyse, ce n’est pas dans l’étude des
mathématiques que le biologiste pourra l’acquérir si cette
étude lui paraît presque aussi fastidieuse qu’au littérateur
le plus réfractaire aux sciences. Et peut-être n’est-il pas
nécessaire pour lui de pousser jusqu’à cette analyse subtile
qui est celle du géomètre. Il en est une moins raffinée
qui est pour nous le fruit de l’étude grammaticale et comparée
des langues, et qui lui suffira amplement, comme gymnastique,
en même temps qu’elle choquera moins ses goûts parce qu’elle
lui présentera des objets non encore vidés de toute couleur
et de toute vie.
Giard a été un biologiste de premier ordre et il avait reçu
une éducation littéraire très soignée ; sa mémoire
était prodigieuse et sa tête était restée meublée d’une
foule de textes latins et grecs appris par cœur. C’est là
encore entre parenthèses un service que les études littéraires
peuvent rendre au biologiste ; elles l’aident à cultiver sa
mémoire, et l’on sait combien dans ce genre de sciences, une
bonne mémoire, voire une bonne mémoire verbale, est un auxiliaire
précieux.
Quoi qu’il en soit, Giard a écrit un intéressant article
sur l’Education du morphologiste. Il demande avant tout, bien
entendu, que 1’on développe chez l’enfant l’esprit d’observation
ou plutôt qu’on ne l’entrave pas, car il soutient que cet esprit
existe naturellement chez la plupart des adolescents, et que
les méthodes universitaires actuelles ont pour résultat de
le faire avorter et de le détruire. Il critique donc vivement
nos nouveaux programmes, et la part, excessive d’après lui,
qu’on y fait aux mathématiques, et il ajoute la phrase suivante
que je crois devoir citer en entier :
« Pendant longtemps, il y avait au moins une compensation à
ce triste état de choses. Au sortir des humanités, le jeune
homme possédait une certaine connaissance des langues anciennes,
et cela, en dehors d’une utilité morale supérieure, n’était
pas sans de sérieux avantages pour le futur naturaliste. Habilement
conduites, ces études littéraires pouvaient même fournir
à l’esprit de l’apprenti morphologiste une excellente préparation
pour ses futurs travaux. L’analyse linguistique révèle bientôt,
à une intelligence avertie, des lois de structure et d’évolution
des formes du langage, tout à fait comparables à celles qu’on
peut déduire de l’observation des êtres vivants ».
Il va sans dire que je ne souscris pas sans réserve à ce
qu’il dit contre les mathématiques. Les lignes qu’on vient
de lire peuvent cependant nous donner à réfléchir. Les
langues évoluent, elles vivent; les mots ont leur histoire,
ils se transforment ; on retrouve dans le mot français des
traces du mot latin dont il dérive, comme on trouve dans l’homme,
d’après Giard et les autres transformistes, des traces de son
ancêtre simiesque. Son aspect extérieur a pu se modifier,
mais on apprendra par l’exercice à ne pas être dupe de cette
apparence et à le retrouver sous son déguisement. Le biologiste
doit de même, reconnaître un type zoologique ou botanique
sous les divers vêtements dont il se couvre.
VIII
J’ajouterai que les lettres, bien enseignées, peuvent être une école utile pour l’observateur. Les poètes savent aussi observer ; ceux qui sont dignes de ce nom, n’appliquent pas leurs épithètes au hasard, ils les écrivent après avoir regardé. Si le professeur sait son métier, il ne laissera pas passer une occasion de montrer à l’élève la justesse d’une épithète, et pour en juger, il faudra que cet élève apprenne à regarder à son tour. Il est peut-être inutile justement pour le futur biologiste ; s’il est né biologiste (et dans le cas contraire, il est destiné à ne jamais rien faire de bon), il saura regarder en naissant, il ne pourra pas faire autrement et il ne sera guère nécessaire de lui révéler les secrets de cet art. C’est précisément le mathématicien qui a besoin qu’on le lui enseigne; et cela lui est aussi indispensable qu’à un autre ; s’il n’y a pas d’observateur qui n’ait parfois l’occasion de raisonner un peu, il n’est pas non plus de raisonneur qui n’ait un peu à observer.
IX
On s’accorde à dire que l’enseignement littéraire, bien compris,
c’est-à-dire dépouillé de tout appareil inutile de pédantisme
ou d’érudition est le plus propre à développer en nous
l’esprit de finesse. Et comme l’esprit de finesse est nécessaire
à tout le monde, parce que tout le monde doit vivre, on conclura
que la culture littéraire est nécessaire aux savants comme
à tous les hommes. Seulement on croit généralement qu’ils
en ont besoin pour devenir des hommes et non pour devenir des
savants; et c’est là qu’on se trompe.
On peut être un savant et même un grand savant sans aucun
esprit de finesse, dira-t-on, et la preuve c’est que la plupart
des hommes de science en sont absolument dépourvus. C’est là
se contenter d’une vue superficielle ; si l’on rencontre tant
de géomètres ou de naturalistes qui dans le commerce ordinaire
de la vie ont une conduite parfois étonnante, c’est que distraits
par leurs pensées des contingences qui les entourent, ils ne
voient pas ce qui est autour d’eux. Mais s’ils ne voient pas,
ce n’est point qu’ils n’aient pas de bons yeux, c’est qu’ils
ne regardent pas. Cela n’empêche nullement qu’ils ne soient
capables de déployer quelque finesse, quand il s’agit des seuls
objets qui leur semblent intéressants.
L’esprit géométrique, en effet, nous permet de conclure d’après
des prémisses complètes, certaines et bien assises ; mais
on a besoin de l’esprit de, finesse toutes les fois que l’on
veut deviner d’après des données multiples et incertaines
entre lesquelles il faut choisir. Son domaine est donc beaucoup
plus étendu qu’on ne le pense. Il n’est nullement restreint
à ce qui concerne les choses littéraires ou le commerce des
hommes entre eux. Croit-on que le savant qui a un problème
à résoudre ne se trouve jamais en présence de données
incertaines ? Laissons de côté le physicien et le biologiste,
la preuve serait trop facile, mais prenons le mathématicien
pur. Il faut qu’il démontre, il faut que ses démonstrations
reposent sur des bases inébranlables et constituent des monuments
solides ; pour cela l’esprit géométrique lui suffit. Mais
avant de démontrer, il a fallu inventer. On n’invente pas par
déduction pure ; si toute la conclusion était déjà dans
les prémisses connues, ce ne serait plus de l’invention, de
la création, ce ne serait que de la mise en oeuvre, de la transformation.
Le géomètre invente par induction, comme le physicien lui-même
; cela je l’ai expliqué ailleurs. Mais pour inventer par induction,
il faut deviner, il faut choisir. On ne peut pas attendre d’avoir
la certitude, il faut se contenter de l’intuition. Ici l’esprit
géométrique pur est en défaut ; il nous faut quelque chose
de plus, et ce quelque chose c’est l’esprit de finesse tel que
je viens de le définir.
Et c’est pourquoi parmi les géomètres il y a ceux qui sont
dépourvus d’esprit de finesse, et ceux qui en sont doués,
sinon dans leur vie extérieure, au moins, dans leur vie scientifique.
Les premiers pourront faire une œuvre très utile ; ils mettront
à point les découvertes des autres, ils en tireront conséquences
sur conséquences, ils accumuleront les théorèmes, mais
ils ne seront pas de véritables créateurs, sinon peut-être
une fois au début de leur existence, par un heureux hasard.
Les autres sauront choisir, ils sauront deviner, ils sauront
créer ; leur oeuvre se réduira peut-être à quelques pages,
mais ce seront des pages dont tout ouvrier un peu habile tirera
facilement des volumes. Certes je ne veux pas dire, que les premiers
soient tous des produits de l’enseignement moderne, tandis qu’on
devrait chercher les créateurs parmi ceux qui ont fait leurs
classes, comme on disait autrefois. Loin de là ; il y a des
gens chez qui l’esprit de finesse est naturel et n’a pas besoin
de secours étrangers ; il y en à d’autres à qui vingt années
d’étude ne sauraient le donner. Il n’en est pas moins vrai
que la plupart des hommes en possède le germe et qu’un peu
de culture en favorisera le développement.
Je ne crois pas avoir détourné le mot d’esprit de finesse
de son véritable sens. Il ne s’agit pas seulement de la connaissance
des hommes ; et cependant cette connaissance n’est pas à dédaigner,
même pour le savant, si celui-ci qui ne peut tout voir par
lui-même est parfois forcé de s’en rapporter aux témoignages.
Que de bévues bien des hommes illustres n’auraient-ils pas
évitées s’ils avaient su critiquer les témoignages et en
peser la valeur ! Mais nous pouvons aussi, comme nous l’avons
fait, entendre le mot dans un sens plus général ; ne voyons-nous
pas, alors, que les études littéraires sont merveilleusement
propres à nous exercer à l’art de deviner ; et le modeste
écolier qui fait une simple version n’a-t-il pas déjà à
chaque instant, en présence de deux sens grammaticalement possibles,
à choisir entre les deux et, à deviner quel est le bon ?
X
Mais ce n’est pas là le plus important. C’est au contact des
lettres antiques que nous apprenons le mieux à nous détourner
de ce qui n’a qu’un intérêt contingent et particulier, à
ne nous intéresser qu’à ce qui est général, à aspirer
toujours à quelque idéal. Ceux qui y ont goûté deviennent
incapables de borner leur horizon ; la vie extérieure ne leur
parle que de leurs intérêts d’un jour, mais ils ne l’écoutent
qu’à moitié, ils ont hâte qu’on leur fasse voir autre chose,
ils emportent partout la nostalgie d’une patrie plus haute…
Et ce serait là peut-être une objection sérieuse contre
les études classiques. S’il est à désirer que sur dix Français,
neuf deviennent de bons commerçants et des hommes d’affaires,
n’est-il pas dangereux de les dégoûter d’avance de ce qui
doit remplir leur vie ? Sans doute il ne serait pas impossible
de réfuter cette objection mais ce n’est pas là mon affaire,
ce n’est pas le sujet que je traite. Je cherche comment il faut
faire pour former des savants.
Et alors, cela est bien clair. Le savant ne doit pas s’attarder
à réaliser des fins pratiques ; il les obtiendra sans doute,
mais il faut qu’il les obtienne par surcroît. Il ne doit jamais
oublier que l’objet spécial qu’il étudie n’est qu’une partie
d’un grand tout qui le déborde infiniment, et c’est l’amour
et la curiosité de ce grand tout qui doit être 1’unique ressort
de son activité. La science a eu de merveilleuses applications,
mais la science qui n’aurait en vue que les applications ne serait
plus la science, elle ne serait plus que la cuisine. Il n’y a
pas d’autre science que la science désintéressée.
Il faut monter plus haut, et toujours plus haut pour voir toujours
plus loin et sans trop s’attarder en route. Le véritable alpiniste
considère toujours le sommet qu’il vient de gravir comme un
marchepied qui doit le conduire à un sommet plus élevé.
Il faut que le savant ait le pied montagnard, et surtout qu’il
ait le cœur montagnard. Voilà quel est l’esprit qui doit
l’animer. Cet esprit c’est celui qui soufflait autrefois sur
la Grèce et qui y faisait naître les poètes et les penseurs.
Il reste dans notre enseignement classique je ne sais quoi de
la vieille âme grecque, je ne sais quoi qui nous fait toujours
regarder en haut. Et cela est plus précieux pour faire un savant
que la lecture de bien des volumes de géométrie.
Et maintenant, les statistiques nous apprennent-elles que les
élèves des sections A, B, C décrochent plus de succès
à l’Ecole Polytechnique que ceux de la section D ou bien est-ce
le contraire ?
J’avoue que je n’en sais rien et que cela m’importe peu. D’abord
ce qu’il faudrait savoir, c’est si, dans toute la maturité
de leur talent, les savants issus des trois premières sections
rendent à la science plus ou moins de véritables services
que ceux que nous fournit la quatrième ; et pour cela il faudrait
peser et non compter ce que les statisticiens ne savent pas faire.
Et puis si le résultat n’était pas celui que j’attends, cela
prouverait simplement que l’enseignement des sections A, B, C
n’est pas ce qu’il devrait être et doit être réformé.
PD. Poincaré 1911.
Références
1. H. Poincaré (1911). Les sciences et les humanités. Fayard, Paris.
Time-stamp: " 8.08.2014 12:37"