Vue d’ensemble sur les hypothèses cosmogoniques
Le problème de l’origine du Monde a de tout temps préoccupé tous les
hommes qui réfléchissent ; il est impossible de contempler le
spectacle de l’Univers étoilé sans se demander comment il s’est
formé ; nous devrions peut-être attendre pour chercher une solution
que nous en ayons patiemment rassemblé les éléments, et que nous ayons
acquis par là quelque espoir sérieux de la trouver ; mais si nous
étions si raisonnables, si nous étions curieux sans impatience, il est
probable que nous n’aurions jamais créé la Science et que nous nous
serions toujours contentés de vivre notre petite vie. Notre esprit a
donc réclamé impérieusement cette solution, bien avant qu’elle fût
mûre, et alors qu’il ne possédait que de vagues lueurs, lui permettant
de la deviner plutôt que de l’atteindre. Et c’est pour cela que les
hypothèses cosmogoniques sont si nombreuses, si variées, qu’il en naît
chaque jour de nouvelles, tout aussi incertaines, mais tout aussi
plausibles que les théories plus anciennes, au milieu desquelles elles
viennent prendre place
sans parvenir à les faire oublier.
On pourrait penser que l’Univers a toujours été ce qu’il est
aujourd’hui, que les êtres minuscules qui rampent à la surface des
astres sont périssables, mais que les astres eux-mêmes ne changent
pas, et qu’ils poursuivent glorieusement leur vie éternelle, sans se
soucier de leurs misérables et éphémères parasites. Mais il y a deux
raisons de rejeter cette manière
de voir.
Le système solaire nous présente le spectacle d’une parfaite
harmonie ; les orbites des planètes sont toutes presque circulaires,
toutes à peu près dans un même plan, toutes parcourues dans le même
sens. Ce ne peut être l’effet du hasard ; on pourrait supposer qu’une
intelligence infinie a établi cet ordre au début une fois pour toutes
et pour toujours, et tout le monde se serait contenté autrefois de
cette explication ; aujourd’hui on ne se satisfait plus à si bon
marché ; certes il y a encore bien des gens qui tiennent un Dieu
créateur pour une hypothèse nécessaire, mais ils ne conçoivent plus
l’intervention divine comme le faisaient leurs devanciers ; leur Dieu
est moins architecte et plus mécanicien ; et il reste alors à
expliquer par quel mécanisme il a tiré l’ordre du chaos. Si l’ordre
que nous constatons n’est pas dû au hasard, et si on renonce à
l’attribuer à quelque décret divin immédiatement exécutoire, il faut
qu’il ait succédé au chaos, il faut donc que les
astres aient changé. Et c’est bien ainsi qu’a raisonné Laplace.
D’autre part, le second principe de la Thermodynamique, le principe de
Carnot, nous apprend que le Monde tend vers un état final ; l’énergie
“se dissipe”, c’est-à-dire que le frottement tend constamment à
transformer le mouvement en chaleur et que la température tend partout
à s’uniformiser. L’état final du Monde est donc un état d’uniformité ;
cet état, qu’il doit atteindre, n’est pas atteint encore ; donc le
monde change et même il
a toujours changé.
Et voilà le champ ouvert aux hypothèses ; la plus vieille est celle de
Laplace ; mais sa vieillesse est vigoureuse, et, pour son âge, elle
n’a pas trop de rides. Malgré les objections qu’on lui a opposées,
malgré les découvertes que les astronomes ont faites et qui auraient
bien étonné Laplace, elle est toujours debout, et c’est encore elle
qui rend le mieux compte de bien des faits ; c’est elle qui répond le
mieux à la question que s’était posé son auteur. Pourquoi l’ordre
règne-t-il dans le système solaire, si cet ordre n’est pas dû au
hasard ? De temps en temps une brèche s’ouvrait dans le vieil
édifice ; mais elle
était promptement réparée et l’édifice ne tombait pas.
On sait en quoi consiste cette hypothèse. Le système solaire est sorti
d’une nébuleuse qui s’étendait autrefois au delà de l’orbite de
Neptune ; cette nébuleuse était animée d’un mouvement de rotation
uniforme ; elle ne pouvait être homogène, elle était condensée et même
fortement condensée vers le centre ; elle était formée d’un noyau
relativement dense qui est devenu le Soleil, entouré d’une atmosphère
d’une ténuité extrême qui a donné naissance aux planètes. Elle se
contractait par refroidissement, abandonnant de temps en temps à
l’équateur des anneaux nébuleux ; ces anneaux étaient instables ou le
devenaient promptement ; ils devaient donc se rompre et finalement se
rassembler en une
seule masse sphéroïdale.
Au moment où le système commence à se former, il y règne déjà un
commencement d’ordre ; les mouvements internes de la nébuleuse ne sont
pas capricieux et désordonnés ; ils se ramènent à une rotation
uniforme ; c’est cette harmonie initiale qui a produit l’harmonie
finale que nous admirons, mais cette harmonie initiale est facile à
expliquer. Les frottements internes de la masse ont dû promptement
détruire les irrégularités de ses mouvements intestins et ne laisser
subsister qu’une rotation d’ensemble parfaitement
régulière. Promptement ? Cela dépend du sens que l’on attache à ce
mot ; les inégalités disparaîtront promptement si l’on regarde
quelques milliards d’années comme un délai très court. Quand on veut
faire le calcul en attribuant à la matière de la nébuleuse la
viscosité des gaz que nous connaissons, on arrive à des chiffres
fantastiques. Et ce n’est pas tout : le refroidissement même et la
contraction qui en résultent tendent à troubler cette harmonie si
lentement conquise, et, pour qu’elle se conserve, il faut que cette
contraction et l’évolution entière du système soient aussi
prodigieusement lentes. D’autant plus que l’on a établi qu’il faut des
centaines de millions d’années pour que les diverses parties d’un même
anneau, en se mouvant séparément suivant les lois de Kepler, finissent
par se choquer et se coller les unes aux autres ; phénomène qui ne
doit être regardé que comme un court épisode dans l’évolution
générale. Ces chiffres ne doivent pas nous effrayer ; ils sont en
désaccord avec l’âge que d’autres théories attribuent au Soleil et aux
étoiles ; mais ces théories soulèvent de leur côté de grandes
difficultés. Une réflexion toutefois s’impose ; d’autres systèmes
semblables au nôtre devaient subir en même temps la même évolution ;
chacun d’eux occupait un espace considérable s’étendant bien au delà
du rayon de notre Soleil actuel ; si cette évolution a duré trop
longtemps, on est obligé de compter avec la probabilité d’un choc,
venant tout détruire avant qu’elle soit terminée.
Pour Faye, l’origine des planètes est toute différente ; c’est à
l’intérieur de la masse nébulaire elle-même que les planètes et le
Soleil se sont différenciés ; dès qu’un commencement de condensation
s’est produit en certains points, ces points sont devenus des centres
d’attraction, ils ont attiré la matière environnante, s’en sont
nourris pour ainsi dire, jusqu’à ce qu’ils aient fini par absorber
toute l’atmosphère très ténue de la nébuleuse primitive et par se
mouvoir dans le vide. Cette théorie conduit à de singulières
conséquences : Mercure serait plus vieux que Neptune et la Terre
elle-même plus vieille que le Soleil. Les planètes étaient autrefois
beaucoup plus éloignées du Soleil, et Mercure par exemple était à la
distance de Saturne ; elles se sont graduellement rapprochées de
l’astre central en conservant des orbites circulaires. On ne peut pas
dire que Faye ne rend pas compte de la faiblesse des excentricités et
des inclinaisons ; du moins il cherche à le faire et il est bien
décidé à donner les coups de pouce nécessaires pour obtenir ce
résultat ; mais l’explication qu’il donne est bien imprécise et bien
moins satisfaisante pour l’esprit que celle de Laplace. Il avait cru
devoir abandonner les idées de Laplace, incapables d’après lui
d’expliquer le mouvement rétrograde du satellite de Neptune. Il
croyait comme Laplace lui-même, que le sens de rotation d’une planète
dépend de la distribution des vitesses dans l’anneau qui lui a donné
naissance. Nous savons aujourd’hui que cette distribution ne peut être
qu’éphémère, puisque l’anneau est instable, qu’elle ne peut donc avoir
aucune influence sur le résultat final ; que les rotations de toutes
les planètes ont dû être primitivement rétrogrades quelle que soit
leur origine, et que l’influence des marées a pu seule les rendre
directes. Dans ces conditions, nous n’avons plus aucune raison de
préférer l’hypothèse de Faye
à celle de Laplace.
La théorie de M. Du Ligondès dérive à la fois de celle de Faye et de
celle de Kant. Pour lui, le point de départ n’est plus la nébuleuse de
Laplace, dont les mouvements sont déjà régularisés par le frottement,
c’est un chaos véritable. Au lieu d’une masse gazeuse dont les
diverses parties sont rendues plus ou moins solidaires les unes des
autres par l’effet de la viscosité, et qui forme en tout cas un
continu, nous n’avons plus qu’un essaim de projectiles se
croisant au hasard dans tous les sens. Que sont ces projectiles ? Ce
peuvent être des météorites solides, ou d’énormes bulles de gaz, peu
importe ; entre eux il n’y a que le vide ou une atmosphère assez ténue
pour ne pas gêner la liberté de leurs mouvements. De temps en temps
ces mouvements sont troublés, soit parce que ces corps approchent
beaucoup les uns des autres, soit parce qu’ils se choquent
physiquement. Et ce sont ces chocs qui produisent l’évolution ; s’il
n’y avait ni choc, ni résistance passive, ou même si les corps qui se
choquent étaient parfaitement élastiques, ces projectiles, malgré
l’attraction qu’ils exercent les uns sur les autres, pourraient
circuler indéfiniment sans montrer aucune tendance à la
concentration ; de même que, dans le vide, les planètes tourneraient
perpétuellement autour du Soleil, sans jamais tomber sur l’astre qui
les attire. Supposons au contraire deux planètes circulant en sens
contraire sur la même orbite circulaire ; avant d’avoir décrit une
demi-circonférence, elles se rencontreront, leur vitesse sera détruite
par le choc si on les suppose dépourvues d’élasticité, et elles
tomberont ensemble sur le Soleil, augmentant ainsi la masse de l’astre
central. De pareils chocs peuvent devenir fréquents dans un milieu
constitué comme l’imagine M. Du Ligondès ; il y a donc une
concentration progressive de la masse ; on la voit peu à peu
s’organiser, les planètes et le Soleil se différencient, puis se
nourrissent de la matière qui les entoure et finissent par tout
absorber. On peut montrer que par le jeu même de ces chocs, on arrive
à un système d’orbites peu excentriques et peu inclinées. Bien que se
faisant au hasard et pour ainsi dire aveuglément, ces chocs
transforment le chaos en un cosmos admirablement réglé, où
l’uniformité primitive a fait place à la variété,
mais à une variété harmonieuse.
La nébuleuse de M. Du Ligondès, sillonnée en tous sens par des
projectiles se mouvant au hasard, ressemble beaucoup au gaz de la
théorie cinétique. Peu importe que les projectiles soient de taille
très différente, puisque dans un cas ce sont des atomes et dans
l’autre des météorites, ou de petits astres. Et cependant la
Thermodynamique et la théorie cinétique nous enseignent que les gaz,
comme le monde physique tout entier, tendent sans cesse vers
l’uniformité. Les lois du hasard et celles des grands nombres tendent
à niveler très rapidement les inégalités que le gaz peut présenter,
jusqu’à ce que la température et les vitesses deviennent uniformes
dans toute la masse. Prenons comme point de départ un système de
molécules gazeuses dont les vitesses, au lieu d’être fortuitement
réparties, seraient harmonieusement distribuées, de manière à faire
une sorte de cosmos pareil au système solaire ; au bout de peu de
temps, nous serons retombés dans le chaos, les masses primitivement
différenciées se seront confondues en une seule, les vitesses seront
de nouveau réparties suivant la loi de Maxwell, qui est celle du
hasard. Comment deux mécanismes en apparence identiques ont-ils pu
produire deux effets opposés ? La réponse est aisée : dans la théorie
cinétique des gaz, on regarde les molécules gazeuses comme
parfaitement élastiques, il n’y a rien qui ressemble à une résistance
passive, la force vive n’est jamais détruite ; dans l’hypothèse de
M. Du Ligondès, les corps en se choquant perdent leur force vive, au
moins en partie, et la transforment en chaleur ; nous avons vu que
c’était là l’origine d’une tendance à la concentration et par
conséquent à la différenciation. Nos projectiles peuvent donc subir
deux sortes de perturbations ; de brusques déviations causées par
l’attraction newtonienne, quand deux masses viennent à se rapprocher
sans se toucher, et des chocs physiques. Les premières perturbations,
de beaucoup les plus fréquentes, se font sans perte de force vive,
elles sont tout à fait assimilables aux chocs des molécules gazeuses
dans la théorie cinétique ; elles tendent donc à maintenir le chaos,
ou même à le rétablir, et à faire régner partout la loi de
Maxwell. Les chocs physiques au contraire entraînent des résistances
passives ; c’est à eux
que nous devons l’organisation du cosmos.
Et alors une réflexion s’impose ; on admet en général que les atomes
ne sont soumis à aucune résistance passive, de sorte qu’ils se
comportent dans le choc comme des corps élastiques ; ils suivent ainsi
sans restriction les lois de la Mécanique théorique. Si les corps de
dimension sensible semblent s’en écarter à tel point que les
phénomènes observés sont irréversibles, c’est qu’ils se composent
d’atomes très nombreux et que la loi des grands nombres
intervient. Cela va bien si les atomes sont eux-mêmes regardés comme
des points matériels et si le mot “atome” doit être entendu au sens
étymologique ; mais il est loin d’en être ainsi ; les éléments d’un
gaz dans la théorie cinétique sont les “molécules” et chacune
d’elles contient plusieurs atomes chimiques ; chaque atome à son tour
est formé d’électrons, et il serait puéril de supposer qu’on n’ira
jamais plus loin et que les électrons ne se résoudront pas un jour en
éléments plus petits. Une molécule en un mot est un édifice aussi
compliqué que le système solaire ; ses éléments ultimes très nombreux
doivent obéir à la loi des grands nombres, de sorte que dans
l’intérieur de l’atome lui-même, il y aura des résistances
passives. Ne pourrait-on concevoir que ces résistances jouent le même
rôle que dans la théorie de M. Du Ligondès et ne pourraient-elles
tendre à produire la différentiation à l’encontre du principe de
Carnot
?
Dans la théorie de M. See, les planètes ne se sont pas détachées du
Soleil, non plus que la Lune de la Terre. Tous ces astres ont eu de
tout temps une existence
individuelle.
Les planètes ont été captées par le Soleil et la Lune par la
Terre. Comment s’est faite cette capture ? Le Soleil était autrefois
entouré d’une atmosphère ; dès qu’un astre vagabond y pénétrait, il
éprouvait une résistance ; son orbite, d’abord hyperbolique devenait
elliptique par suite de la diminution de vitesse ; puis elle se
rapprochait de la forme circulaire, en même temps que son rayon
décroissait. L’astre ainsi capté aurait fini par tomber sur le
Soleil, s’il avait continué à subir la résistance de l’atmosphère
solaire, mais cette atmosphère absorbée par le Soleil est devenue de
plus en plus ténue et a fini un jour par disparaître ; à partir de ce
moment les orbites des planètes n’ont plus varié. Cette théorie rend
bien compte de la faiblesse des
excentricités, mais elle n’explique pas celle des inclinaisons.
Il ne faudrait pas croire que si notre système solaire a évolué dans
le passé, il a atteint aujourd’hui son état définitif ; que
l’atmosphère plus ou moins ténue dans laquelle nageaient pour ainsi
dire les corps célestes ayant été résorbée et ayant disparu, les
planètes, désormais séparées les unes des autres par le vide, sont
ainsi soustraites à une résistance passive. Même à distance, ces
résistances peuvent entrer en jeu ; on sait qu’on a construit des
moteurs qui utilisent la puissance des marées ; ces moteurs ne peuvent
créer de l’énergie, il faut qu’ils l’empruntent à une source
quelconque, et cette source ne peut être que la force vive des corps
célestes. Si l’homme n’avait pas construit de moteurs, l’énergie
ainsi empruntée n’aurait pas été utilisée, elle se serait perdue
inutilement en frottements, en chocs des vagues sur les côtes ; mais
dans un cas comme dans l’autre, la force vive des astres va sans cesse
en diminuant ; la vitesse de rotation de la Terre diminue constamment,
mais avec une extrême lenteur ; cela est arrivé beaucoup plus
rapidement pour la Lune et le processus s’est poursuivi jusqu’à ce que
la durée de sa rotation soit devenue exactement égale à celle de sa
révolution ; de telle sorte que notre satellite nous présente toujours
la
même face.
Ce phénomène a joué dans l’évolution cosmogonique un rôle que Sir
G. H. Darwin a bien mis en évidence. Deux causes tendaient à modifier
la rotation des planètes ; l’action des marées dont nous venons de
parler tendait à la ralentir et, plus exactement, à lui donner même
sens et même durée qu’à la révolution de l’astre autour du Soleil ;
d’autre part, le refroidissement et la contraction, en diminuant le
moment d’inertie, tendait au contraire à l’accélérer. La première de
ces deux causes a transformé la rotation des planètes primitivement
rétrograde en une rotation directe de même durée que la révolution
orbitale ; c’est ensuite que la seconde cause, devenue prépondérante,
a donné à ces planètes une rotation qui est restée directe, mais
qui est devenue beaucoup plus rapide.
La durée du jour va donc sans cesse en augmentant, mais, par une sorte
de réaction, celle du mois augmente également, la Lune s’éloigne
constamment de la Terre. Au moment de sa formation notre satellite
touchait presque la surface de notre globe ; le mois et le jour
avaient même durée, cinq ou six de nos heures actuelles ; en revanche,
quand de longs siècles seront écoulés, le mois et le jour
redeviendront égaux entre eux, à peu près égaux à deux de nos mois
actuels, et la Terre présentera toujours la même face à
la Lune, comme la Lune à la Terre.
Toutes ces hypothèses, si divergentes d’ailleurs, ont un caractère
commun ; ce sont des théories de Mécanique rationnelle, d’Astronomie
mathématique ; elles font peu d’emprunts aux sciences physiques ;
elles sont par là incomplètes. Les physiciens, dont l’intervention
était aussi inévitable qu’elle était désirable, se sont surtout
préoccupés de l’origine de la chaleur solaire. Des mesures précises
nous ont montré l’étonnante dépense de chaleur que fait le Soleil à
chaque seconde. Quelles ressources a-t-il qui lui permettent une telle
prodigalité ? Où a-t-il pu emmagasiner une provision d’énergie
suffisante pour des millions d’années ? Et quelle a pu être l’origine
de cette provision ? On a pu penser d’abord que cette énergie était
d’origine chimique, le Soleil brûlerait comme un gros morceau de
charbon : cette hypothèse n’est pas tenable ; à ce compte, le Soleil
n’aurait été qu’un feu de paille éphémère, à peine capable d’éclairer
les hommes pendant la durée de l’histoire.
Et alors Lord Kelvin et Helmholtz ont pensé que l’énergie solaire
pouvait être d’origine mécanique ; on a songé d’abord aux météorites
qui tombent comme une pluie constante à sa surface, et dont la force
vive est constamment détruite et transformée en chaleur. Cela ne
suffisait pas encore ; mais si les divers matériaux dont est formé le
Soleil ont été autrefois séparés par de grandes distances et se sont
ensuite concentrés sous l’influence de l’attraction, le travail de
cette attraction a dû être énorme : s’il s’est transformé en force
vive, puis en chaleur, nous avons une provision de chaleur dix mille
fois plus grande que celle que donnerait la combustion d’un globe de
charbon gros comme
le Soleil.
La nébuleuse solaire a sans doute été froide au début
et elle s’est échauffée parce qu’elle se contractait.
Nous voilà bien loin de la nébuleuse de Laplace, primitivement très
étendue parce qu’elle était très chaude, et qui se contractait parce
qu’elle se refroidissait. On est ainsi amené à se demander comment va
se comporter une masse gazeuse soumise à la gravitation ; elle ne peut
perdre de la chaleur sans se refroidir, ni se refroidir sans se
contracter, ni se contracter sans s’échauffer. Que va-t-il en résulter
en somme ? Sa température va-t-elle s’élever bien qu’elle perde de la
chaleur par rayonnement, comme si sa chaleur spécifique était
négative ? Ou bien enfin allons-nous avoir à la fois contraction et
refroidissement ? On peut donner une réponse à cette question s’il
s’agit d’un gaz parfait : s’il est monoatomique ou diatomique, il se
contractera quand il perdra de la chaleur par rayonnement, mais sa
température augmentera, il se comportera comme si sa chaleur
spécifique était négative ; au contraire, il se contractera en se
refroidissant, s’il est polyatomique ou bien encore s’il est assez
condensé pour s’écarter
notablement des lois d’un gaz parfait.
Quoi qu’il en soit, on n’aura ainsi de chaleur que pour 50 millions
d’années ; et alors les transformistes et les géologues ont jeté les
hauts cris : “Cinquante millions d’années, qu’est-ce c’est que cela !
Comment voulez-vous qu’en aussi peu de temps, nous fassions évoluer
les espèces, que nous engloutissions des continents et que nous en
fassions surgir de nouveaux, que nous élevions deux chaînes de
montagnes pareilles aux Alpes, comme les chaînes calédonienne et
hercynienne, et que nous les rasions ensuite par le lent mécanisme de
l’érosion ?”. Ces plaintes paraissent légitimes, et il faut bien 200
millions d’années depuis le début du dévonien ; mais alors d’où vient
la chaleur solaire, si son origine n’est ni mécanique, ni chimique au
sens ordinaire du mot ? La question paraissait sans réponse quand on a
découvert le radium. Lui seul paraissait capable de tout expliquer ;
tout au moins il nous montrait qu’il reste bien des mystères à
découvrir et qu’il ne faut
pas se hâter d’affirmer qu’un phénomène est inexplicable.
La théorie de Laplace, comme toutes celles que nous venons d’exposer,
ne sort pas des limites du système solaire. Laplace sans aucun doute
ne négligeait pas de propos délibéré les autres systèmes, mais il
pensait qu’ils devaient tous être plus ou moins semblables au nôtre et
que ce qui convenait à l’un convenait aux autres. D’ailleurs ils lui
semblaient séparés par de trop grandes distances pour pouvoir réagir
les uns sur les autres. Les progrès de l’astronomie stellaire ne nous
permettent plus de nous attarder à ce point de vue ; le télescope nous
révèle dans le ciel étoilé une variété beaucoup plus riche que tout ce
qu’on aurait pu attendre. Nous avons d’abord les étoiles doubles, qui
sont loin d’être des exceptions ; on peut estimer que sur trois
étoiles il y a pour le moins une étoile double. Parfois les
deux composantes sont faciles à séparer ; parfois aussi elles se
touchent presque et, si l’une d’elles est peu lumineuse, des éclipses
périodiques se traduisent pour nous par des variations d’éclat. C’est
alors la spectroscopie ou la photométrie qui nous apprennent que nous
avons affaire à un système double et qui nous permettent d’en
déterminer l’orbite. Est-il possible que le même mécanisme ait pu
donner naissance à un système comme le nôtre où un corps central a
absorbé la presque totalité de la masse et où des planètes minuscules
sont séparées par des distances énormes ; et à un de ces systèmes
singuliers où la masse est à peu près également partagée entre deux ou
trois composantes et où, dans certains cas, les distances
des astres sont comparables à leurs dimensions ?
À ces systèmes doubles, la théorie de Laplace n’est évidemment pas
applicable (et d’ailleurs les excentricités ne sont généralement pas
très petites) ; mais on peut imaginer d’autres hypothèses ;
considérons une nébuleuse en rotation comme celle de Laplace, mais qui
en diffère parce que sa masse, au lieu d’être concentrée presque toute
entière dans un noyau central, est à peu près uniformément
répartie. En se refroidissant, elle se contractera et sa rotation va
s’accélérer ; elle s’aplatira de plus en plus ; quand l’aplatissement
aura dépassé une certaine limite, elle s’allongera dans un sens de
façon à présenter trois axes inégaux ; c’est la figure que, dans le
cas d’homogénéité parfaite, on appelle un ellipsoïde de Jacobi ; plus
tard encore cette figure s’étranglera dans sa partie médiane et finira
par se diviser en deux masses, inégales sans doute, mais comparables.
Il est possible que ce soit là l’origine des étoiles doubles ; mais
sans sortir de notre système solaire, il est possible que ce soit
également celle de la Lune. Ce satellite est plus petit que la Terre,
mais le rapport des masses est loin d’être aussi faible que pour les
satellites de Jupiter, de Saturne,
ou même de Mars.
Ce n’est pas tout : les étoiles simples elles-mêmes ne sont pas toutes
pareilles entre elles ; le spectroscope nous a montré combien elles
diffèrent, et il est assez naturel de supposer qu’elles diffèrent
surtout par l’âge et que les différents types spectraux correspondent
à différents types de l’évolution. Si même elles se sont toutes
formées en même temps, il peut y avoir bien des raisons pour
lesquelles certaines d’entre elles ont vieilli plus vite que les
autres. D’autres objets sollicitent encore l’attention de
l’astronome : il y a d’abord les amas stellaires, puis les nébuleuses
dont les unes sont résolubles, tandis que les autres montrent par leur
spectre qu’elles sont entièrement formées d’un gaz très subtil. Ces
nébuleuses présentent les formes les plus variées, disques, anneaux,
spirales ou amas irréguliers. Les premiers qui les ont examinées avec
quelque soin ont été naturellement conduits à les assimiler à la
nébuleuse de Laplace, ou à celles des théories rivales qui admettent
toutes le même point de départ. Ces nébuleuses sont-elles de futures
étoiles ou de futurs amas d’étoiles ; on était d’abord invinciblement
porté
à le penser ; on en est bien moins sûr aujourd’hui.
Il semble que nous avons sous les yeux des objets qu’il suffit de
comparer pour reconstruire tout le passé des astres, comme le
naturaliste qui a dans le champ de son microscope des cellules
présentant toutes les phases de la division cellulaire, et qui peut
reconstituer à coup sûr toute l’histoire de cette division, bien que
ces cellules soient désormais fixées et
inertes.
La cosmogonie va-t-elle donc sortir de l’âge des hypothèses et de
l’imagination pour devenir une science expérimentale, ou tout au moins
une science d’observation ? Bien mieux, de temps en temps nous voyons
naître une étoile, qui s’allume inopinément dans le ciel, pour
diminuer promptement d’éclat et prendre un spectre qui rappelle celui
des nébuleuses planétaires ; de sorte qu’on n’a jamais vu une
nébuleuse se transformer en étoile comme le voulait
Laplace,11
1
Il ne faut pas tirer de là un argument contre la
théorie de Laplace, l’illustre astronome n’ayant jamais prétendu
qu’une nébuleuse devait se transformer en étoile en quelques jours
ou en quelques mois. et que, au contraire, on a vu souvent une
étoile se transformer en nébuleuse. La nature n’est-elle pas là
surprise en flagrant
délit dans sa fonction créatrice ?
Il ne faut pas pourtant se leurrer de vaines illusions ; de trop
grandes espérances seraient au moins prématurées. Et ce qui le
prouve, c’est la diversité des opinions des astronomes sur l’évolution
des étoiles, et en particulier sur l’origine des étoiles nouvelles. La
première pensée, la plus naturelle, a été que les nébuleuses sont
extrêmement chaudes et représentent la première phase de l’évolution,
et pour ainsi dire l’enfance des astres, et qu’on rencontre ensuite
les étoiles blanches, puis les étoiles jaunes et enfin les étoiles
rouges de plus en plus vieilles et en même temps de plus en plus
froides. Pour Sir N. Lockyer, l’histoire du monde stellaire a été plus
compliquée ; les nébuleuses sont au contraire très froides (et sur ce
point je crois que tout le monde est aujourd’hui d’accord et qu’on
regarde la lumière dont elles brillent comme d’origine
électrique). Elles ne sont en réalité qu’un essaim de météorites ; par
leurs chocs incessants, ces météorites s’échauffent, se vaporisent et
forment finalement une masse gazeuse extrêmement chaude, en un mot une
étoile ; les chocs ont alors cessé et le calme renaît ; par l’effet du
rayonnement, l’étoile se refroidit peu à peu et finit par s’éteindre
et s’encroûter : elle repasse dans l’ordre inverse par les stades de
température qu’elle a parcourus dans son ascension, de sorte que le
cycle complet sera : nébuleuse, étoile rouge, étoile jaune, étoile
blanche, étoile jaune, étoile rouge, étoile éteinte. Les étoiles de
la série ascendante sont néanmoins bien différentes des étoiles
correspondantes de la série descendante ; toute la masse des premières
est brassée par de violents courants de convection ; les météorites
n’ont pas encore entièrement disparu et leurs chocs entretiennent
l’agitation ; les secondes jouissent d’un calme relatif ; Sir
N. Lockyer croit pouvoir distinguer
cette différence par l’étude de leurs spectres.
Les Novæ, depuis l’époque de Tycho-Brahé, ont surexcité
l’imagination des astronomes. Leur apparition est brusque et a les
allures d’un cataclysme. Est-ce une éruption qui serait en grand
analogue à celles qui produisent les protubérances solaires ? On a
mieux aimé recourir à l’hypothèse d’un choc, et c’est en effet l’idée
que l’aspect de ces phénomènes nous suggère irrésistiblement. Mais il
y a bien des façons de comprendre les circonstances et les effets d’un
choc. Sont-ce deux corps solides qui s’échauffent subitement dès que
leur rencontre a détruit leur force vive ? Est-ce un corps solide
énorme, ou une étoile peu brillante, ou encore un essaim de météorites
qui pénètre dans une nébuleuse et qui doit son incandescence au
frottement ? Ou bien encore, comme le veut Arrhenius, les soleils
encroûtés ne conservent-ils pas dans leurs flancs une provision
d’énergie énorme, sous forme radioactive par exemple ? Cette provision
qui demeure inutilisée et comme latente, tant qu’elle reste
emprisonnée dans la croûte, ne peut-elle être libérée subitement, si
un choc vient à briser cette croûte ? Elle se dépense alors en peu de
temps ; de sorte que le choc produirait de la chaleur, non comme quand
une balle a frappé une cuirasse qu’elle n’a pu traverser et qu’elle
retombe toute rougie sur le sol ; mais comme quand la fusée d’un obus
chargé de matières explosives détone à la rencontre d’un obstacle. Il
est certain que les Novæ se montrent souvent entourées de
nébulosités ; mais ces nébulosités sont-elles la cause ou l’effet du
phénomène ; est-ce parce que l’étoile les a rencontrées qu’elle est
subitement devenue brillante, ou est-ce quelque déchet qu’elle rejette
de son sein et comme la fumée de l’explosion ? De tout cela
nous ne savons rien.
Le mystère s’accroît quand au lieu de considérer chaque étoile en
particulier, on en envisage l’ensemble et qu’on réfléchit sur leurs
mutuels rapports. Les étoiles ont-elles pris naissance en même temps,
ou s’allument-elles successivement pendant que d’autres s’éteignent ?
Si elles ont même date de naissance, les unes ont-elles vieilli plus
vite que les autres, et est-ce pour cette raison qu’elles sont
aujourd’hui différentes ? Mais alors à côté des étoiles brillantes,
n’y-a-t-il pas, en beaucoup plus grand nombre, des étoiles éteintes
dont la masse inutile encombre les cieux ? Comment pouvons-nous le
savoir ? Peut-être les considérations suivantes, dont la première idée
est due à Lord Kelvin, peuvent-elles aider à résoudre la question. La
Voie Lactée est formée d’étoiles fort nombreuses, s’attirant
mutuellement en se mouvant dans tous les sens ; elle nous offre donc
l’image d’un gaz, dont les molécules s’attirent et sont animées de
vitesses dans les directions les plus diverses ; chaque étoile joue
ainsi le rôle d’une molécule gazeuse. Cette assimilation semble
légitime et l’on peut songer à étendre à l’univers stellaire les
résultats de la théorie cinétique des gaz. Un gaz soumis à
l’attraction newtonienne prendra au bout de peu de temps un état
d’équilibre adiabatique où les vitesses moléculaires obéiront à la loi
de Maxwell et où la température croîtra vers le centre ; la
température centrale dépendra de la masse totale du gaz et de son
volume total. Cette température est mesurée par les vitesses
moléculaires. Appliquons ces principes à la Voie Lactée ; les vitesses
stellaires que nous observons appartiennent aux astres voisins de nous
et par conséquent du centre de la Voie Lactée ; elles correspondent
donc à la “température centrale”, et elles peuvent nous renseigner
sur les dimensions et sur la masse totale de cette agglomération
d’étoiles assimilée à une énorme bulle gazeuse. On trouve ainsi que le
télescope en a presque atteint les limites extrêmes, et qu’il doit y
avoir peu d’étoiles obscures ; si en effet il y en avait beaucoup plus
que d’astres brillants, elles concourraient à l’attraction totale et
les mouvements propres des étoiles seraient
beaucoup plus grands que ceux qu’on a observés.
Cela paraît reposer sur des raisonnements irréfutables ; si la Voie
Lactée a atteint l’état stable vers lequel elle tend nécessairement,
tout ce que nous venons de dire est vrai, et les mouvements propres
doivent être répartis conformément à la loi de Maxwell. Le sont-ils ?
L’observation seule peut répondre ; or il paraît bien qu’elle répond :
non. D’après Kapteyn et d’autres astronomes tout se passe comme si on
se trouvait en présence de deux essaims d’étoiles, obéissant
séparément à la loi de Maxwell, mais avec des constantes
différentes ; ces deux essaims se pénètrent d’ailleurs mutuellement
et ne sont pas séparés. Il semble que deux voies lactées qui avaient
atteint leur état d’équilibre final se sont un jour rencontrées, et
n’ont pas encore exercé l’une sur l’autre une action assez prolongée
pour que les différences qui les distinguent se soient entièrement
nivelées. Elles sont semblables à deux bulles gazeuses qui se seraient
rencontrées, mais n’auraient pas encore eu le temps de se
mélanger. Nous retrouvons ainsi, sous une forme nouvelle et
inattendue, cette intervention du choc, dont l’importance cosmogonique
a été mise en évidence par l’étude des Novæ, et que nous
retrouvons
à la base de certaines théories, telles que celle de M. Belot.
Si néanmoins les conclusions de Lord Kelvin subsistent dans leurs
traits généraux, et si le nombre des étoiles éteintes n’est pas
énorme, nous devons penser que tous les flambeaux de notre ciel se
sont allumés à peu près en même temps et que l’âge de la Voie Lactée
ne dépasse pas un petit
nombre de vies d’étoiles.
L’une des théories cosmogoniques les plus récentes, et à coup sûr
l’une des plus originales, est celle de M. Svante Arrhenius. Pour lui,
les astres ne sont pas, comme on le pense d’ordinaire, des individus à
peu près étrangers les uns aux autres, séparés par des vides immenses
et n’échangeant guère que leurs attractions et leur lumière ; ils
échangent bien d’autres choses, de l’électricité, de la matière et
jusqu’à des germes vivants. La pression de radiation est une force qui
émane des corps lumineux et qui repousse les corps légers, c’est elle
qui forme les queues des comètes dont la matière très ténue est
repoussée par la lumière du Soleil. C’est elle aussi qui, d’après
M. Arrhenius, chasserait du Soleil de très petites particules, et les
pousserait jusque sur la Terre, jusqu’aux planètes et jusqu’aux
lointaines nébuleuses. Ces particules finiraient par s’agglutiner en
formant les météorites ; et ces météorites, pénétrant dans la masse
des nébuleuses, deviendraient des centres de condensation autour
desquels la matière commencerait à se concentrer ; nous retrouvons
ensuite toute l’histoire des étoiles, leur naissance presque obscure,
leur splendeur, leur décadence aboutissant à l’encroûtement final. Cet
encroûtement ne serait pas toutefois la mort définitive ; mais
seulement le début d’une longue période de vie latente, obscure et
silencieuse jusqu’au jour où un choc libérerait brusquement cette
énergie endormie. L’explosion qui en résulterait donnerait
naissance à une nébuleuse et le cycle recommencerait.
La vie latente doit être beaucoup plus longue que la vie brillante ;
d’où il suit qu’il doit y avoir beaucoup plus d’étoiles obscures
que d’étoiles visibles, contrairement aux vues de Lord Kelvin.
Pour M. Arrhenius, le monde est infini et les astres y sont distribués
d’une façon sensiblement uniforme ; si nos télescopes semblent
assigner des limites à l’Univers, c’est parce qu’ils sont trop
faibles, et que la lumière qui nous vient des soleils les plus
éloignés est absorbée en route. On a fait à cette hypothèse une double
objection. D’une part, si la densité des étoiles est constante dans
tout l’espace, leur lumière totalisée devrait donner au ciel entier
l’éclat même du Soleil. Cela serait vrai si le vide interstellaire
laissait passer toute la lumière qui le traverse sans en rien garder,
de sorte que l’éclat apparent d’un astre varierait en raison inverse
du carré de la distance. Il suffit, pour échapper à cette difficulté,
de supposer que le milieu qui sépare les étoiles est absorbant ; il
peut d’ailleurs l’être très peu. L’autre objection, c’est que
l’attraction newtonienne serait infinie ou indéterminée ; pour nous
tirer d’affaire, il nous faut alors supposer que la loi de Newton
n’est pas rigoureusement exacte, et que la gravitation subit une sorte
d’absorption, se traduisant par un facteur exponentiel. Si on consent
à faire cette hypothèse, les conclusions de Lord Kelvin ne s’imposent
plus, car nous les avons établies en partant de la loi de Newton ; la
Voie Lactée ne serait plus assimilable à une bulle gazeuse dont la
densité et la température augmente vers le centre, mais à ce que nous
pouvons voir d’une masse gazeuse indéfinie et homogène, de
densité
et de température uniforme.
Ce n’est pas tout : le monde de M. Arrhenius n’est pas seulement
infini dans l’espace, mais il est éternel dans le temps ; c’est
surtout ici que ses vues sont géniales et qu’elles nous apparaissent
comme suggestives, quelques objections qu’elles soulèvent d’ailleurs.
L’Univers est comme une vaste machine thermique, fonctionnant entre
une source chaude et une source froide ; la source chaude est
représentée par les étoiles et la source froide par les
nébuleuses. Mais nos machines thermiques ne tarderaient pas à
s’arrêter, si on ne leur fournissait sans cesse de nouveaux
combustibles ; abandonnées à elles-mêmes, les deux sources
s’épuiseraient, c’est-à-dire que leurs températures s’égaliseraient et
finiraient par se mettre en équilibre. C’est là ce qu’exige le
principe de Carnot. Et ce principe lui-même est une conséquence des
lois de la Mécanique statistique. C’est parce que les molécules sont
très nombreuses qu’elles tendent à se mélanger et à ne plus obéir
qu’aux lois du hasard. Pour revenir en arrière, il faudrait les
démêler, détruire le mélange une fois fait ; et cela semble
impossible ; il faudrait pour cela le démon de Maxwell, c’est-à-dire
un être très délié et très intelligent, capable de trier des objets
aussi petits.
Pour que le monde pût recommencer indéfiniment, il faudrait donc une
sorte de démon de Maxwell automatique. Ce démon, M. Arrhenius croit
l’avoir trouvé. Les nébuleuses sont très froides, mais très peu
denses, très peu capables par conséquent de retenir par leur
attraction les corps en mouvement qui tendent à en sortir. Les
molécules gazeuses sont animées de vitesses diverses, et plus les
vitesses sont grandes en moyenne plus le gaz est chaud. Le
rôle du démon de Maxwell, s’il voulait refroidir une enceinte, serait
de trier les molécules chaudes, c’est-à-dire celles dont la
vitesse est grande et de les expulser de l’enceinte, où ne resteraient
que les molécules froides. Or, les molécules qui ont le plus
de chances de s’échapper de la nébuleuse, sans y être retenues par la
gravitation, ce sont précisément les molécules à grande vitesse, les
molécules chaudes ; les autres restant seules, la nébuleuse pourra
rester froide tout en recevant de la chaleur.
On peut tenter de se placer à d’autres points de vue, de dire par
exemple qu’ici la véritable source froide, c’est le vide avec la
température du zéro absolu et qu’alors le rendement du cycle de Carnot
est égal à 1. D’autre part, ce qui distingue la chaleur de la force
vive mécanique, c’est que les corps chauds sont formés de molécules
nombreuses dont les vitesses ont des directions diverses, tandis que
les vitesses qui produisent la force vive mécanique ont une direction
unique ; réunies, les molécules gazeuses forment un gaz qui peut être
froid et dont le contact refroidit ; isolées, au contraire, elles
seraient des projectiles dont le choc réchaufferait. Or, dans le vide
interplanétaire, elles sont séparées par d’énormes distances et pour
ainsi dire isolées ; leur énergie s’élèverait donc en dignité, elle
cesserait d’être de la simple “Chaleur” pour être
promue au rang de “Travail”.
Bien des doutes subsistent toutefois ; le vide ne va-t-il pas se
combler, si le monde est infini ; et, s’il ne l’est pas, sa matière en
s’échappant, ne va-t-elle pas s’évaporer jusqu’à ce qu’il ne reste
rien ? De toutes manières, nous devrions renoncer au rêve du “Retour
éternel” et de la perpétuelle renaissance des mondes ; il semble donc
que la solution de M. Arrhenius est encore insuffisante ; ce n’est pas
assez de mettre un démon dans la source froide,
il en faudrait encore un dans la source chaude.
Après cet exposé, on attend sans doute de moi une conclusion, et c’est
cela qui m’embarrasse. Plus on étudie cette question de l’origine des
astres, moins on est pressé de conclure. Chacune des théories
proposées est séduisante par certains côtés. Les unes donnent d’une
façon très satisfaisante l’explication d’un certain nombre de faits ;
les autres embrassent davantage, mais les explications perdent en
précision ce qu’elles gagnent en étendue ; ou bien, au contraire,
elles nous donnent une précision trop grande, mais qui n’est
qu’illusoire et qui
sent le coup de pouce.
S’il n’y avait que le système solaire, je n’hésiterais pas à préférer
la vieille hypothèse de Laplace ; il y a très peu de choses à faire
pour la remettre à neuf. Mais la variété des systèmes stellaires nous
oblige à élargir nos cadres, de sorte que l’hypothèse de Laplace, si
elle ne doit pas être entièrement abandonnée, devrait être modifiée de
façon à n’être plus qu’une forme, adaptée spécialement au système
solaire, d’une hypothèse plus générale qui conviendrait à l’Univers
tout entier et qui nous expliquerait à la fois les destins divers des
Étoiles, et comment chacune
d’elles s’est faite sa place dans le grand tout.
Or, sur ce point, les données sont insuffisantes et nous avons encore
beaucoup à attendre de l’observation. Les deux courants d’étoiles de
Kapteyn existent-ils et y en a-t-il d’autres ? Que sont les nébuleuses
et en particulier les nébuleuses spirales ? Sont-elles à des distances
énormes, en dehors de la Voie Lactée, et sont-elles elles-mêmes des
voies lactées vues de loin ? Ou bien, malgré la nature de leur
spectre, sont-elles incapables d’être assimilées à des amas de vraies
étoiles ; devons-nous accepter la mesure de Bohlin au sujet de la
parallaxe de la nébuleuse d’Andromède et la conclusion que See en
tire, et qui nous représenterait cet objet céleste comme formé de
soleils sans doute, mais de soleils gros comme les astéroïdes qui
circulent entre Mars et Jupiter ? Est-il possible d’admettre que notre
système solaire soit sorti d’une des espèces de nébuleuses que nous
connaissons, par exemple des nébuleuses spirales, ou planétaires ou
annulaires ? Voilà une question à laquelle on ne pourra tenter de
répondre que quand on connaîtra mieux la nature, la distance et par
conséquent les dimensions
de ces corps.
Un fait qui frappe tout le monde, c’est la forme spirale de certaines
nébuleuses ; elle se rencontre beaucoup trop souvent pour qu’on puisse
penser qu’elle est due au hasard. On comprend combien est incomplète
toute théorie cosmogonique qui en fait abstraction. Or, aucune d’elles
n’en rend compte d’une manière satisfaisante et l’explication que j’ai
donnée moi-même un jour, par manière de passe-temps, ne vaut pas mieux
que les
autres. Nous ne pouvons donc terminer que par un point
d’interrogation.
Time-stamp: " 1.11.2014 01:48"