Les fondements de la géométrie

Henri Poincaré
Journal des savants, 1902, 252-271

Les Fondements de la géométrie. Grundlagen der Geometrie, par M. Hilbert, professeur à l’Université de Göttingen. Festschrift zur Feier der Enthüllung des Gauss-Weber-Denkmals.

Quels sont les principes fondamentaux de la géométrie, quelle en est l’origine, la nature et la portée ? Ce sont là des questions qui ont, de tout temps, préoccupé les mathématiciens et les penseurs, maïs qui, il y a un siècle environ, ont pris, pour ainsi dire, une figure toute nouvelle, grâce aux idées de Lobatchevsky et de Bolyai.

On s’est longtemps efforcé de démontrer la proposition connue sous le nom de postulatum d’Euclide ; on a constamment échoué ; nous connaissons maintenant les raisons de ces échecs. Lobatchevsky est parvenu à construire un édifice logique, aussi cohérent que la géométrie d’Euclide, mais où le célèbre postulatum est supposé faux et où la somme des angles d’un triangle est toujours plus petite que deux droits. Riemann a imaginé un autre système logique, également exempt de contradiction, et où cette somme est, au contraire, toujours plus grande que deux droits. Ces deux géométries, celle de Lobatchevsky et celle de Riemann, sont ce qu’on appelle les géométrie non euclidiennes.

Le postulatum d’Euclide ne peut donc être démontré, et cette impossibilité est aussi absolument certaine que n’importe quelle vérité mathématique. Ce qui n’empêche pas l’Académie des sciences de recevoir chaque année plusieurs démonstrations nouvelles auxquelles elle refuse naturellement l’hospitalité des Comptes rendus.

On a déjà beaucoup écrit sur les géométries non euclidiennes ; après avoir crié au scandale, on s’est habitué à ce qu’elles ont de paradoxal ; plusieurs personnes sort allées jusqu’à douter du postulatum, à se demander si l’espace réel est plan, comme le supposait Euclide, ou s’il ne présente pas une légère “courbure”. Elles croyaient même que l’expérience pouvait leur donner une réponse à cette question. Inutile d’ajouter que c’était méconnaître complètement la nature de la géométrie, qui n’est pas une science expérimentale.

Mais pourquoi, parmi tous les axiomes de la géométrie, le postulatum serait-il, le seul que l’on pût nier sans dommage pour la logique ? D’où tiendrait-il ce privilège ? On ne le voit pas très bien, et, à ce compte, bien d’autres conceptions sont possibles.

Cependant beaucoup de géomètres contemporains ne semblent pas penser ainsi. En accordant le droit de cité aux deux géométries nouvelles, ils croient sans doute avoir été jusqu’au bout des concessions possibles. C’est pourquoi ils ont imaginé ce qu’ils appellent “la géométrie générale”, qui comprend comme cas particuliers les trois systèmes d’Euclide, de Lobatchevsky et de Riemann, et qui n’en comprend pas d’autres. Et cette épithète de “générale” signifie évidemment, dans leur esprit, qu’aucune autre géométrie n’est concevable.

Ils perdront cette illusion s’ils lisent l’ouvrage de M. Hilbert ; ils y verront éclater de toutes parts les cadres dans lesquels ils avaient voulu nous enfermer.

Pour bien comprendre cette tentative nouvelle, il faut se rappeler quelle a été depuis cent ans l’évolution de la pensée mathématique, non seulement en géométrie, mais en arithmétique et en analyse. La notion de nombre s’est éclaircie et précisée ; en même temps, elle a reçu des généralisations diverses. La plus précieuse pour les analystes est celle qui résulte de l’introduction des “imaginaires”, dont les mathématiciens modernes ne pourraient plus se passer ; mais on ne s’est pas arrêté là et on a fait entrer dans la science d’autres généralisations du nombre ou, comme on dit, d autres catégories de nombres complexes.

Les opérations de l’arithmétique ont été, de leur côté, soumises à la critique, et les quaternions d’Hamilton nous ont montré un exemple d’une opération qui présente une analogie presque parfaite avec la multiplication, que l’on peut appeler du même nom et qui, pourtant, n’est pas commutative, c’est-à-dire dont le produit change quand on intervertit l’ordre des facteurs. C’était là en arithmétique une révolution toute pareille à celle qu’avait faite Lobatchevsky en géométrie.

Notre façon de concevoir l’infini s’est également modifiée. M. G. Cantor nous a appris à distinguer les degrés dans l’infini lui-même (qui n’ont d’ailleurs rien de commun avec les infiniment petits des différents ordres créés par Leibniz en vue du calcul infinitésimal ordinaire). La notion du continu, longtemps regardée comme primitive, a été analysée et réduite à ses éléments.

Mentionnerai-je également les travaux des Italiens, qui se sont efforcés de créer un symbolisme logique universel et de réduire le raisonnement mathématique à des règles purement mécaniques ?

Il faut se rappeler tout cela si l’on veut comprendre comment des conceptions, qui auraient fait bondir Lobatchevsky lui-même, tout révolutionnaire qu’il fût, nous semblent aujourd’hui presque naturelles et ont pu être proposées par M. Hilbert avec une parfaite tranquillité.

LISTE DES AXIOMES

La première, chose à faire était d’énumérer tous les axiomes de la géométrie. Ce n’était pas si facile qu’on pourrait le croire ; il y a les axiomes que l’on voit et ceux qu’on ne voit pas, ceux qu’on introduit inconsciemment et sans s’en apercevoir. Euclide lui-même, que l’on croit un logicien impeccable, en applique souvent qu’il n’énonce pas.

La liste de M. Hilbert est-elle définitive ? Il est permis de le croire, car elle semble avoir été dressée avec soin. Le savant professeur répartit les axiomes en cinq groupes :

I. Axiome der Verknüpfung (je traduirai par axiomes projectifs, au lieu de chercher une traduction littérale comme, par exemple, axiomes de la connexion, qui ne saurait être satisfaisante) ; II. Axiome der Anordnung (axiomes de l’ordre) ;

III. Axiome d’Euclide ;

IV. Axiomes de la congruence ou axiomes métriques ;

V. Axiome d’Archimède.

Parmi les axiomes projectifs, nous distinguerons ceux du plan et ceux de l’espace ; les premiers sont ceux qui dérivent de la proposition bien connue : “Par deux points passe une droite et une seule” ; mais je préfère traduire littéralement, afin de bien faire comprendre la pensée de M. Hilbert. “Imaginons trois systèmes d’objets que nous appellerons points, droites et plans. Imaginons que ces points, droites et plans soient liés par certaines relations que nous exprimerons par les mots “être situé sur, entre”, etc.

“I. 1. Deux points différents A et B déterminent toujours une droite a, ce que nous écrirons : AB=a ou BA=a.

Au lieu du mot “déterminent”, nous emploierons également d’autres tournures de phrase qui seront synonymes ; nous dirons : A est situé sur a, A est un point de a, a passe par A, a joint A à B, etc.

I. 2. Deux points quelconques d’une droite déterminent cette droite, c’est-à-dire que, si AB=a et que AC=a, et si B est différent de C, on a aussi BC=a.”

Voici les réflexions que doivent nous inspirer ces énoncés : les expressions “être situé sur, passer par”, etc., ne sont pas destinées à évoquer des images ; elles sont simplement des synonymes du mot déterminer. Les mots “point, droite et plan” eux-mêmes ne doivent provoquer dans l’esprit aucune représentation sensible. Ils pourraient indifféremment désigner des objets d’une nature quelconque, pourvu qu’on pût établir entre ces objets une correspondance telle qu’à tout système de deux objets appelés points correspondît un des objets appelés droites et un seul. Et c’est pourquoi il devient nécessaire d’ajouter (I, 2) que, si la droite qui correspond à un système de deux points A et B est la même que celle qui correspond au système des deux points B et C, c’est aussi la même qui correspond au système des deux points A et C.

Ainsi, M. Hilbert a, pour ainsi dire, cherché à mettre les axiomes sous une forme telle qu’ils puissent être appliqués par quelqu’un qui n’en comprendrait pas le sens, parce qu’il n’aurait jamais vu ni points, ni droite, ni plan. Les raisonnements doivent pouvoir, d’après lui, se ramener à des règles purement mécaniques, et il suffit pour faire la géométrie d’appliquer servilement ces règles aux axiomes, sans savoir ce qu’ils veulent dire. On pourra ainsi construire toute la géométrie, je ne dirai pas précisément sans y rien comprendre, puisqu’on saisira l’enchaînement logique des propositions, mais tout au moins sans y rien voir. On pourrait confier les axiomes à une machine à raisonner, par exemple au “piano raisonneur” de Stanley Jevons, et on en verrait sortir toute la géométrie.

C’est la même préoccupation qui a inspiré certains savants italiens, tels que MM. Péano et Padoa, qui se sont efforcés de créer une “pasigraphie”, c’est-à-dire une sorte d’algèbre universelle où tous les raisonnements sont remplacés par des symboles ou des formules. Cette préoccupation peut sembler artificielle et puérile, et il est inutile de faire observer combien elle serait funeste dans l’enseignement et nuisible au développement des esprits, combien elle serait desséchante pour les chercheurs, dont elle tarirait promptement l’originalité. Mais, chez M. Hilbert, elle s’explique et se justifie si l’on se rappelle le but poursuivi. La liste des axiomes est-elle complète ou en avons-nous laissé échapper quelques-uns que nous appliquons inconsciemment ? Voilà ce qu’il faut savoir. Pour cela, nous avons un critère, et nous n’en avons qu’un. Il faut chercher si la géométrie est une conséquence logique des axiomes explicitement énoncés, c’est-à-dire si ces axiomes confiés à la machine à raisonner peuvent en faire sortir toute la suite des propositions. Si oui, on sera certain de n’avoir rien oublié. Car notre machine ne peut fonctionner que conformément aux règles de la logique pour lesquelles elle a été construite ; elle ignore ce vague instinct que nous appelons intuition.

Je ne m’étendrai pas sur les axiomes projectifs de l’espace que l’auteur numérote I, 3, 4, 5, 6 ; rien n’est changé aux énoncés habituels. Un mot seulement sur l’axiome I, 7, qui se formule ainsi : “Sur toute droite il y a au moins deux points ; sur tout plan il y a au moins trois points non en ligne droite ; dans l’espace il y a au moins quatre points qui ne sont pas dans un même plan.” Cet énoncé est caractéristique. Quiconque aurait laissé à l’intuition une place, si petite qu’elle fût, n’aurait pas songé à dire que sur toute droite il y a au moins deux points, ou bien il aurait ajouté tout de suite qu’il y en a une infinité ; car l’intuition de la droite lui aurait révélé immédiatement et simultanément ces deux vérités.

Passons au second groupe, celui des axiomes de l’ordre. Voici l’énoncé des deux premiers : “Si trois points sont sur une même droite, il y a entre eux une certaine relation que nous exprimons en disant que l’un des points et un seulement est entre les deux autres. Si C est entre A et B, et si D est entre A et C, D sera aussi entre A et B, etc.” Ici encore nous ne faisons pas intervenir l’intuition ; nous ne cherchons pas à approfondir ce que signifie le mot “entre” ; toute relation satisfaisant aux axiomes pourrait être désignée par le même mot. Voilà qui est bien propre à nous éclairer sur la nature purement formelle des définitions mathématiques ; mais je n’insiste pas, car je n’aurais qu’à répéter ce que j’ai dit à propos du premier groupe.

Mais une autre réflexion s’impose. Les axiomes de l’ordre sont présentés comme dépendant des axiomes projectifs, et ils n’auraient plus aucun sens si l’on n’admettait pas ces derniers, puisqu’on ne saurait ce que c’est que trois points en ligne droite. Et cependant il existe une géométrie particulière, purement qualitative et qui est absolument indépendante de la géométrie projective, qui ne suppose connues ni la notion de droite, ni celle de plan, mais seulement celles de ligne et de surface c’est ce qu’on appelle l’analysis situs. Le but de cette science, qui a été cultivée par plusieurs grands géomètres comme Euler et Riemann, est l’étude qualitative des positions relatives des diverses parties d’une figure. On laisse de côté les propriétés qui supposent que les proportions de cette figure ont été rigoureusement conservées, et on se borne à étudier celles qui subsisteraient encore si la figure était copiée par un dessinateur malhabile, comme par exemple celles qui se rapporteraient au nombre des points d’intersection des différentes lignes. Il est clair qu’une pareille science doit être autonome et qu’elle doit avoir des axiomes propres. Or, ces axiomes sont précisément ceux de l’ordre. Pourquoi alors les faire dépendre de la notion de la ligne droite, puisque cette notion est étrangère à l’analysis situs ? On peut placer un point C entre deux points A et B sur une courbe quelconque tout aussi bien que sur une droite. Ne serait-il pas préférable de donner aux axiomes du deuxième groupe une forme qui les affranchit de cette dépendance et les séparât complètement du premier groupe ? Il reste à savoir si cela serait possible, en conservant à ces axiomes leur caractère purement logique, c’est-à-dire en fermant complètement la porte à toute intuition.

Le troisième groupe ne contient qu’un seul axiome, qui est le célèbre postulatum d’Euclide ; je remarquerai seulement que, contrairement à l’usage ordinaire, il est présenté avant les axiomes métriques. Ces derniers forment le quatrième groupe. Nous y distinguerons trois sous-groupes. Les propositions IV, 1, 2, 3 sont les axiomes métriques des segments ; ces axiomes servent à définir les longueurs. On conviendra de dire qu’un segment pris sur une droite peut être congruent (égal) à un segment pris sur une autre droite ; c’est l’axiome IV, 1 ; mais cette convention n’est pas tout à fait arbitraire ; elle doit être faite de façon que deux segments congruents à un même troisième soient congruents entre eux (IV, 2) ; on définit ensuite par une convention nouvelle l’addition des segments et cette convention, à son tour, doit être faite de façon qu’en additionnant des segments égaux on trouve des sommes égales ; et c’est là l’axiome IV, 3.

Les propositions IV, 4, 5 sont les axiomes correspondants pour les angles, mais cela ne suffit pas encore ; aux deux sous-groupes des axiomes métriques des segments et des angles, il faut adjoindre l’axiome métrique des triangles, que M. Hilbert numérote, IV, 6 : si deux triangles ont un angle égal compris entre côtés égaux, les autres angles de ces deux triangles sont égaux chacun à chacun.

On retrouve là l’un des cas connus de l’égalité des triangles, que l’on démontre d’ordinaire par superposition, et qu’on doit poser en postulat si l’on veut éviter de faire appel à l’intuition. Quand d’ailleurs on se servait de l’intuition, c’est-à-dire de la superposition, on voyait du même coup que les troisièmes côtés étaient égaux dans les deux triangles et les deux propositions étaient unies, pour ainsi dire, dans une même aperception ; ici, au contraire, nous les séparons ; de l’une d’elles nous faisons un postulat, mais nous n’érigeons pas l’autre en postulat, parce qu’elle peut se déduire logiquement de la première. Je regretterai aussi que dans cet exposé des axiomes métriques, il ne reste plus aucune trace d’une notion dont Helmholtz avait le premier compris l’importance, je veux parler du déplacement d’une figure invariable. On aurait pu conserver son rôle naturel à cette notion, sans sacrifier le caractère logique des axiomes. On aurait évité ainsi l’introduction artificielle de cet axiome IV, 6, et les postulats auraient été rattachés à leur véritable origine psychologique.

Le cinquième groupe ne contient qu’un seul axiome, celui d’Archimède, c’est-à-dire que, si l’on se donne deux longueurs quelconques, l et L, on peut toujours trouver un nombre entier n assez grand pour qu’en ajoutant n fois à elle-même la longueur l, on obtienne une longueur totale plus grande que L.

INDEPENDANCE DES AXIOMES

La liste des axiomes une fois dressée, il faut voir si elle est exempte de contradictions. Nous savons bien que oui, puisque la géométrie existe ; et M. Hilbert répond oui également, en construisant une géométrie. Mais, chose étrange, cette géométrie n’est pas tout à fait la nôtre ; son espace n’est pas le nôtre ou du moins n’en est qu’une partie. Dans l’espace de M. Hilbert, il n’y a pas tous les points qui sont dans le nôtre, mais ceux seulement qu’on peut, en partant de deux points donnés, construire, par le moyen de la règle et du compas ; par exemple dans cet espace il n’existerait pas, en général, un angle qui serait le tiers d’un angle donné.

Je crois bien que cette conception aurait été regardée par Euclide comme plus raisonnable que la nôtre. Toujours est-il que ce n’est pas la nôtre. Pour retrouver notre géométrie, il faudrait ajouter un axiome : si sur une droite, il y a une double infinité de points A1, A2,… An…, B1, B2…, Bn… tels que Bq soit compris entre Ap et Bq-1 et Ap entre B et Ap-1, quels que soient p et q, il y aura sur cette droite au moins un point C qui sera entre Ap et Aq.

On doit se demander ensuite si les axiomes sont indépendants, c’est-à-dire si l’on peut sacrifier l’un des cinq groupes en conservant les quatre autres et obtenir néanmoins une- géométrie cohérente. C’est ainsi qu’en supprimant le groupe III (postulatum d’Euclide) on a obtenu la géométrie non euclidienne de Lobatchevsky.
On peut également supprimer le groupe IV. M. Hilbert a réussi à conserver les groupes I, II, III et V ainsi que les deux sous-groupes des axiomes métriques des segments et des angles, tout en rejetant l’axiome métrique des triangles, c’est-à-dire la proposition IV, 6. Pour y parvenir, M. Hilbert conserve la définition ordinaire des angles, de sorte que les axiomes métriques des angles restent vrais, mais il change la définition des longueurs. Il est clair que la convention par laquelle nous avons défini les longueurs reste arbitraire dans une très large mesure ; elle n’est assujettie qu’à une seule condition, qui est de satisfaire aux axiomes métriques des segments ; cette condition limite notre choix, mais ne le supprime pas complètement. Il est clair que l’on peut, de bien des manières, changer la définition de la longueur, tout en conservant ces axiomes. Mais, si l’on ne met pas d’accord la convention relative aux angles et la convention relative aux longueurs, l’axiome des triangles ne sera plus vrai en général.

Dans la solution adoptée par M. Hilbert, cet accord n’existe pas, mais la définition choisie pour les longueurs est telle qu’on pourrait trouver une définition des angles qui rétablirait cet accord. Cette solution ne me satisfait qu’à moitié ; les angles ont été définis indépendamment des longueurs, sans qu’on se soit préoccupé de mettre les deux définitions d’accord (ou plutôt en les mettant en désaccord à dessein). Il suffirait de changer l’une des deux définitions pour retomber sur la géométrie classique. Je préférerais qu’on donnât des longueurs une définition telle qu’il devînt impossible de trouver une définition des angles satisfaisant aux axiomes métriques des angles et des triangles. Cela ne serait d’ailleurs pas difficile.

Il aurait été facile à M. Hilbert de créer une géométrie où les axiomes de l’ordre seraient abandonnés tandis que tous les autres seraient conservés. Ou plutôt cette géométrie existe déjà, ou plutôt encore il en existe déjà deux. Il y a celle de Riemann, pour laquelle, il est vrai, le postulatum d’Euclide (groupe III) est abandonné également, puisque la somme des angles d’un triangle est plus grande que deux droits. Pour bien faire comprendre ma pensée, je me bornerai à considérer une géométrie à deux dimensions. La géométrie de Riemann à deux dimensions n’est autre chose que la géométrie sphérique, à une condition toutefois, c’est que l’on ne regarde pas comme distincts deux points diamétralement opposés sur la sphère. Les éléments de cette géométrie seront donc les différents diamètres de cette sphère. Or, si l’on envisage trois diamètres d’une sphère situés dans un même plan diamétral, on n’a aucune raison de dire que l’un d’eux est entre les deux autres. Le mot entre n’a plus de sens, et les axiomes de l’ordre tombent d’eux-mêmes.

Si nous voulons maintenant une géométrie où les axiomes de l’ordre ne subsisteront pas, et où on conservera le postulatum d’Euclide avec les autres, nous n’avons qu’à prendre pour éléments les points et les droites imaginaires de l’espace ordinaire. Il est clair que les points imaginaires de l’espace ne nous sont pas donnés comme rangés dans un ordre déterminé. On pourrait peut-être les ranger, mais cela ne pourrait pas se faire de telle façon que cet ordre ne soit pas altéré par les diverses opérations de la géométrie (perspective, translation, rotation, etc.). Les axiomes de l’ordre ne sont donc pas applicables à cette géométrie.

LA GEOMETRIE NON ARCHIMEDIENNE

Mais la conception la plus originale de M. Hilbert, c’est celle de la géométrie non-archimédienne, où tous les axiomes restent vrais, sauf celui d’Archimède. Pour cela il fallait d’abord construire un “système de nombres non-archimédiens”.

Toutes les fois qu’on veut généraliser une notion quelconque, il faut rompre avec d’anciennes habitudes d’esprit, et cette rupture est quelquefois difficile ; elle l’est surtout quand il s’agit d’une notion aussi ancienne que celle de nombre. Qu’est-ce que les nombres ? Ce sont avant tout des éléments que nous savons distinguer les uns des autres ; nous savons en outre définir la somme ou le produit de deux de ces éléments, et enfin nous avons des règles pour reconnaître entre deux nombres quel est le plus grand et quel est le plus petit.

Voilà ce que nous devons considérer comme essentiel ; mais il est clair que, si nous regardons ces règles comme des conventions, nous pouvons appliquer ces conventions à d’autres éléments que nos nombres ordinaires et que nous pouvons même changer ces conventions dans une mesure plus ou moins grande. C’est ainsi que la notion de nombre peut s’élargir presque indéfiniment.

Par exemple, les polynômes peuvent, comme les nombres, subir l’addition et la multiplication et d’après les mêmes règles. Il nous suffirait de définir l’inégalité de deux polynômes, ce que nous pouvons faire par une convention quelconque, par exemple en convenant que de deux polynômes, celui-là sera regardé comme le plus grand dont la valeur numérique est la plus grande quand la variable est positive et très grande.

Avec cette convention, les règles ordinaires du calcul des égalités et des inégalités subsisteraient sans changement. Mais nos nombres vulgaires satisfont à l’axiome d’Archimède, je veux dire que si l’on additionne à lui-même un nombre quelconque un nombre suffisant de fois, la somme finira par dépasser tout autre nombre donné quelconque.

Au contraire, avec nos nouveaux éléments qui sont des polynômes, il n’en est plus de même. Un polynôme du premier degré, additionné à lui-même autant de fois qu’on voudra, restera toujours du premier degré ; il sera donc toujours plus petit que x2, d’après notre convention, puisque pour x très grand, x2 est plus grand que tout polynôme du premier degré.

Nos nouveaux nombres sont donc des nombres non archimédiens.

Nos nombres vulgaires rentrent comme cas particuliers parmi ces “nombres non archimédiens”. Les nouveaux nombres viennent s’intercaler pour ainsi dire dans la série de nos nombres vulgaires, de telle façon qu’il y ait par exemple une infinité de nombres nouveaux plus petits qu’un nombre vulgaire donné A et plus grands que tous les nombres vulgaires inférieurs à A.

Cela posé, imaginons un espace à trois dimensions où les coordonnées d’un point seraient mesurées non par des nombres vulgaires, mais par des nombres non archimédiens, mais où les équations habituelles de la droite et du plan subsisteraient, de même que les expressions analytiques des angles et des longueurs. Il est clair que dans cet espace tous les axiomes resteraient vrais, sauf celui d’Archimède.

Sur une droite quelconque, entre nos points vulgaires, viendraient s’intercaler des points nouveaux. Si par exemple D0 est une droite vulgaire, D1 la droite non archimédienne correspondante ; si P est un point vulgaire quelconque de D0, et si ce point partage D0 en deux demi-droites S et S (j’ajoute pour préciser que je considère P comme ne faisant partie ni de S, ni de S) ; il y aura également sur D1 une infinité de points nouveaux tant entre P et S qu’entre P et S. Il y aura également sur D1 une infinité de, points nouveaux qui seront à droite de tous les points vulgaires de D0. En résumé, notre espace vulgaire n’est qu’une partie de l’espace non archimédien.

Au premier abord, l’esprit se révolte contre de pareilles conceptions. C’est que, par une vieille habitude, il cherche une représentation sensible. Il faut qu’il se débarrasse de cette préoccupation, s’il veut arriver à comprendre, et cela est encore plus nécessaire que pour la géométrie non euclidienne. M. Hilbert ne s’est proposé qu’une chose, construire un système d’éléments susceptibles de certaines relations logiques et il lui suffit de montrer que ces relations n’impliquent pas de contradiction interne.

Qu’on remarque cependant ceci : la géométrie non euclidienne respectait pour ainsi dire notre conception qualitative du continu géométrique tout en bouleversant nos idées sur la mesure de ce continu. La géométrie non archimédienne détruit cette conception ; elle dissèque le continu pour y introduire des éléments nouveaux.

Quoi qu’il en soit, M. Hilbert poursuit les conséquences de ses prémisses ; et il cherche comment on pourrait refaire la géométrie sans se servir de l’axiome d’Archimède. Pas de difficulté en ce qui concerne les chapitres que les écoliers appellent le premier et le deuxième livre. Cet axiome n’y intervient nulle part.

Le troisième livre traite des proportions et de la similitude. Voici en substance la marche que suit M. Hilbert pour le reconstituer sans avoir recours à l’axiome d’Archimède. Il prend la construction habituelle de la quatrième proportionnelle comme définition de la proportion ; mais une pareille définition a besoin d’être justifiée ; il faut montrer d’abord que le résultat est le même quelles que soient les lignes auxiliaires employées dans la construction ; et ensuite que les règles ordinaires du calcul s’appliquent aux proportions ainsi définies. C’est cette justification que M. Hilbert nous donne d’une façon satisfaisante.

Le quatrième livre traite de la mesure des aires planes ; cette mesure peut s’établir facilement sans le secours du principe d’Archimède ; c’est parce que deux polygones équivalents ou bien peuvent être décomposés en triangles de telle façon que les triangles élémentaires de l’un et ceux de l’autre soient égaux chacun à chacun (ou en d’autres termes peuvent être, ramenés l’un à l’autre par le procédé du casse-tête chinois), ou bien peuvent être regardés comme des différences de polygones susceptibles de ce mode de décomposition (c’est toujours le même procédé, en admettant non seulement des triangles additifs, mais encore des triangles soustractifs).

Mais nous devons observer qu’une circonstance analogue ne paraît pas se retrouver pour deux polyèdres équivalents, de sorte qu’on peut se demander si l’on peut déterminer par exemple le volume de la pyramide sans un appel plus ou moins déguisé au calcul infinitésimal. Il n’est donc pas certain qu’on pourrait se passer aussi facilement de l’axiome d’Archimède dans la mesure des volumes que dans celle des aires planes ; M. Hilbert ne l’a d’ailleurs pas tenté.

Une question restait à traiter toutefois ; étant donné un polygone, est-il possible de le décomposer en triangles et d’enlever l’un des morceaux de façon que le polygone restant soit équivalent au polygone donné, c’est-à-dire de façon qu’en transformant ce polygone restant par le procédé du casse-tête chinois, on puisse retomber sur le polygone primitif ? D’ordinaire, on se borne à dire que cela est impossible parce que le tout est plus grand que la partie. C’est là invoquer un axiome nouveau, et, quelque évident qu’il nous paraisse, le logicien serait plus satisfait si on pouvait l’éviter. M. Schur a trouvé la démonstration, il est vrai, mais en s’appuyant sur l’axiome d’Archimède ; M. Hilbert voulait y arriver sans se servir de cet axiome. Voici par quel artifice il y parvient : il admet que la “surface” du triangle est par définition le demi-produit de sa base par sa hauteur et il justifie cette définition en montrant que deux triangles équivalents (au point de vue du casse-tête chinois) ont même “surface” (au sens de la nouvelle définition) et que la “surface” d’un triangle décomposable en plusieurs autres est la somme des “surfaces” des triangles composants. Une fois cette justification terminée, tout le reste suit sans difficulté. C’est donc toujours la même marche. Pour éviter d’incessants appels à l’intuition, qui nous fournirait sans cesse de nouveaux axiomes, on transforme ces axiomes en définitions et on justifie après coup ces définitions en montrant qu’elles sont exemptes de contradiction.

LA GEOMETRIE NON ARGUESIENNE.

Le théorème fondamental de la géométrie projective est le théorème de Désargues. Deux triangles sont dits homologues lorsque les droites qui joignent chacun à chacun les sommets correspondants se coupent en un même point. Désargues a démontré que les points d’intersection des côtés correspondants de deux triangles, homologues sont sur une même ligne droite ; la réciproque est également vraie.

Le théorème de Désargues peut s’établir de deux manières : 1° en se servant des axiomes projectifs du plan et des axiomes métriques du plan ; 2° en se servant des axiomes projectifs du plan et de ceux de l’espace. Le théorème pourrait donc être découvert par un animal à deux dimensions, à qui une troisième dimension paraîtrait aussi inconcevable qu’à nous une quatrième, qui par conséquent ignorerait les axiomes projectifs de l’espace, mais qui aurait vu se déplacer, dans le plan qu’il habite, des figures invariables analogues à nos corps solides et qui par conséquent connaîtrait les axiomes métriques. Le théorème pourrait être découvert également par un animal à trois dimensions, qui connaîtrait les axiomes projectifs de l’espace, mais qui, n’ayant jamais vu se déplacer des corps solides, ignorerait les axiomes métriques.

Mais pourrait-on établir le théorème de Désargues sans se servir ni des axiomes projectifs de l’espace, ni des axiomes métriques, mais seulement des axiomes projectifs du plan ? On pensait que non, mais on n’en était pas sûr. M. Hilbert a tranché la question en construisant une géométrie non arguésienne, qui est, bien entendu, une géométrie plane. Il n’a, pour cela, qu’à changer un peu la définition de la droite. Si la définition nouvelle diffère peu de la définition ancienne, le nombre des points d’intersection de deux droites restera le même ; deux droites ne pourront toujours se couper qu’en un point, et les axiomes projectifs du plan resteront vrais. Cependant le moindre changement dans cette définition suffit pour que le théorème de Désargues cesse d’être vrai.

LA GEOMETRIE NON PASCALIENNE.

M. Hilbert ne s’arrête pas là, et il introduit encore une nouvelle conception. Pour bien la comprendre, il nous faut d’abord retourner un instant dans le domaine de l’arithmétique. Nous avons vu plus haut s’élargir la notion de nombre par l’introduction des “nombres non archimédiens”. Il nous faut une classification de ces nouveaux nombres et, pour l’obtenir, nous allons classer d’abord les axiomes de l’arithmétique en quatre groupes, qui seront :

1° Les lois d’associativité et de commutativité de l’addition, la loi d’associativité de la multiplication, les deux lois de la distributivité de la multiplication, ou en résumé, toutes les règles de l’addition et de la multiplication, sauf la loi de commutativité de la multiplication ; 2° Les axiomes de l’ordre, c’est-à-dire les règles du calcul des inégalités ; 3° La loi de commutativité de la multiplication, d’après laquelle on peut intervertir l’ordre des facteurs sans changer le produit ;

3° L’axiome d’Archimède.

Les nombres qui admettent les axiomes des deux premiers groupes seront dits arguésiens ; ils pourront être pascaliens ou non pascaliens, selon qu’ils satisferont ou ne satisferont pas à l’axiome du troisième groupe ; ils seront archimédiens ou non archimédiens, suivant qu’ils satisferont ou non à l’axiome du quatrième groupe.

Nous ne tarderons pas à voir la raison de ces dénominations.

Les nombres ordinaires sont à la fois arguésiens, pascaliens et archimédiens. On peut démontrer la loi de commutativité en partant des axiomes des deux premiers groupes et de l’axiome d’Archimède. Il n’y a donc pas de nombres arguésiens, archimédiens et non pascaliens.

En revanche, nous avons cité plus haut un exemple de nombres arguésiens, pascaliens et non archimédiens.

Après ce que nous venons de dire sur la façon de former les nombres non archimédiens, on doit comprendre que notre caprice ne peut plus, pour ainsi dire, rencontrer d’obstacle. Nous pouvons changer à notre gré les conventions fondamentales et nous devons seulement rechercher si un changement apporté dans l’une d’elles ne nous oblige pas à modifier les autres.

Nous pouvons donc changer les règles conventionnelles de la multiplication de façon que cette opération ne soit plus commutative. Il reste à savoir si cela n’entraînera pas l’abandon des autres règles. M. Hilbert a reconnu que non ; on peut conserver toutes les autres règles, sauf celle d’Archimède. Il a donc créé des nombres arguésiens, non pascaliens, non archimédiens.

Avant d’aller plus loin, je rappelle que Hamilton a depuis longtemps introduit un système de nombres complexes, où la multiplication n’est pas commutative : ce sont les quaternions, dont les Anglais font un si fréquent usage en physique mathématique. Mais pour les quaternions, les axiomes de l’ordre ne sont pas vrais, ce qu’il y a donc d’original dans la conception de M. Hilbert, c’est que ses nouveaux nombres satisfont aux axiomes de l’ordre, sans satisfaire à la règle de commutativité.

Revenons à la géométrie. Admettons les axiomes des trois premiers groupes, c’est-à-dire les axiomes projectifs du plan et de l’espace, les axiomes de l’ordre et le postulat d’Euclide ; le théorème de Désargues s’en déduira, puisqu’il est une conséquence des axiomes projectifs de l’espace. Nous voulons constituer notre géométrie sans nous servir des axiomes métriques ; le mot de longueur n’a donc encore pour nous aucun sens ; nous n’avons pas le droit de nous servir du compas ; en revanche, nous pouvons nous servir de la règle, puisque nous admettons que par deux points on peut faire passer une droite, en vertu de l’un des axiomes projectifs ; nous savons également mener par un point une parallèle à une droite donnée, puisque mous admettons le postulatum d’Euclide. Voyons ce que nous pouvons faire avec ces ressources.

Nous pouvons définir l’homothétie de deux figures ; deux triangles seront dits homothétiques quand leurs côtés seront parallèles deux à deux, et nous en conclurons (par le théorème de Désargues, que nous admettons) que les droites qui joignent les sommets correspondants sont concourantes. Nous nous servirons ensuite de l’homothétie pour définir les proportions. Nous pouvons aussi définir l’égalité dans une certaine mesure. Les deux côtés opposés d’un parallélogramme seront égaux par définition ; nous savons ainsi reconnaître si deux segments sont égaux entre eux, pourvu qu’ils soient parallèles.

Grâce à ces conventions, nous sommes maintenant en mesure de comparer les longueurs de deux segments, mais pourvu que ces segments soient parallèles La comparaison de deux longueurs dont la direction est différente n’a aucun sens, et il faudrait, pour ainsi dire, une unité de longueur différente pour chaque direction. Inutile d’ajouter que le mot angle n’a aucun sens.

Les longueurs seront ainsi exprimées par des nombres, mais ce ne seront pas forcément des nombres ordinaires. Tout ce que nous pouvons dire, c’est que si le théorème de Désargues est vrai comme nous l’admettons, ces nombres appartiendront à un système satisfaisant aux axiomes arithmétiques des deux premiers groupes, c’est-à-dire un système arguésien. Inversement, étant donné un système de nombres arguésiens quelconques, on peut construire une géométrie telle que les longueurs des segments d’une droite soient justement exprimées par ces nombres.

Ainsi, à chaque système de nombres arguésiens, correspondra une géométrie nouvelle satisfaisant aux axiomes projectifs, à ceux de l’ordre, au théorème de Désargues et au postulatum d’Euclide. Quelle est maintenant la signification géométrique de l’axiome arithmétique du troisième groupe, c’est-à-dire de la règle de commutativité de la multiplication ? La traduction géométrique de cette règle, c’est le théorème de Pascal ; je veux parler du théorème sur l’hexagone inscrit dans une conique, en supposant que cette conique se réduit à deux droites.

Ainsi, le théorème de Pascal sera vrai ou faux, selon que le système sera pascalien ou non pascalien, et comme il y a des systèmes non pascaliens, il y aura également des géométries non pascaliennes.

Le théorème de Pascal peut se démontrer en partant des axiomes métriques : il sera donc vrai si l’on admet que les figures peuvent se transformer non seulement par homothétie et translation, comme nous venons de le faire, mais encore par rotation.

Le théorème de Pascal peut également se déduire de l’axiome d’Archimède, puisque nous venons de voir que tout système de nombres arguésiens et archimédiens est en même temps pascalien ; toute géométrie non pascalienne est donc en même temps non archimédienne.

Le Streckenüberträger.

Citons encore une autre conception de M. Hilbert. Il étudie les constructions que l’on pourrait faire, non pas à l’aide de la règle et du compas, mais par le moyen de la règle et d’un instrument particulier, qu’il appelle Streckenüberträger, et qui permettrait de porter sur une droite un segment égal à un autre segment pris sur une autre droite. Le Streckenüberträger n’est pas l’équivalent du compas ; ce dernier instrument permettrait de construire l’intersection de deux cercles quelconques, ou d’un cercle et d’une droite quelconque ; le Streckenüberträger nous donnerait seulement l’intersection d’un cercle et d’une droite passant par le cercle du centre. M. Hilbert cherche donc quelles sont les constructions qui seront possibles avec ces deux instruments, et il arrive à une conclusion bien remarquable.

Les constructions qui peuvent se faire par la règle et le compas peuvent se faire également par la règle et le Streckenüberträger, si ces constructions sont telles que le résultat en soit toujours réel. Il est clair, en effet, que cette condition est nécessaire, car un cercle est toujours coupé en deux points réels par une droite menée par son centre. Mais il était difficile de prévoir que cette condition serait également suffisante.

Géométries diverses.

Je voudrais, avant de terminer, voir quelle place occupent, dans la classification de M. Hilbert, les diverses géométries proposées jusqu’ici. Et d’abord, les géométries de Riemann ; je ne veux pas parler dela géométrie de Riemann, que j’ai signalée plus haut et qui est l’opposé de celle de Lobatchevsky ; je veux parler des géométries relatives aux espaces à courbure variable envisagées par Riemann dans sa célèbre Habilitationsschrift.

Dans cette conception, on attribue par définition une longueur à une courbe quelconque, et c’est sur cette définition que tout repose. Le rôle des droites est joué par les géodésiques, c’est-à-dire par les lignes de longueur minimum menées d’un point à un autre. Les axiomes projectifs ne sont plus vrais ; et il n’y a aucune raison, par exemple, pour que deux points ne puissent être joints que par une seule géodésique. Le postulat d’Euclide ne peut plus, évidemment, avoir aucun sens. L’axiome d’Archimède reste vrai, ainsi que les axiomes de l’ordre, mutatis mutandis ; Riemann n’envisage, en effet, que des systèmes de nombres ordinaires. En ce qui concerne les axiomes métriques, on voit aisément que ceux des segments et ceux des angles restent vrais, tandis que l’axiome métrique des triangles (IV, 6) est évidemment faux.

Et ici nous retrouvons l’objection qu’on a le plus souvent faite à Riemann.

Vous parlez de longueur, lui a-t-on dit ; or, longueur suppose mesure, et pour mesurer il faut pouvoir transporter un instrument de mesure qui doit demeurer invariable ; d’ailleurs vous le reconnaissez vous-même. Il faut donc que l’espace soit partout égal à lui-même, qu’il soit homogène, pour que la congruence y soit possible. Or votre espace ne l’est pas, puisque sa courbure est variable ; il ne peut donc y être question ni de mesure, ni de longueur.

Riemann n’aurait pas eu de peine à répondre. Supposons une géométrie à deux dimensions, pour simplifier ; nous pourrons alors nous représenter l’espace de Riemann comme une surface dans l’espace ordinaire. Nous pourrions mesurer des longueurs sur cette surface à l’aide d’une ficelle, et cependant une figure ne pourrait pas se déplacer en restant appliquée sur cette surface et, de façon que les longueurs de tous ses éléments demeurent invariables, car la surface n’est pas en général applicable sur elle-même.

C’est ce que M. Hilbert traduirait en disant que les axiomes métriques des segments sont vrais et que celui des triangles ne l’est pas. Les premiers sont symbolisés pour ainsi dire par notre ficelle ; celui des triangles supposerait le déplacement d’une figure dont tous les éléments auraient une longueur constante.

Quelle sera la place d’une autre géométrie que j’ai proposée autrefois et qui rentre pour ainsi dire dans la même famille que celle de Lobatchevsky et celle de Riemann ; j’ai montré qu’on peut imaginer trois géométries à deux dimensions, qui correspondent respectivement aux trois sortes de surfaces du second degré : l’ellipsoïde, l’hyperboloïde à deux nappes et l’hyperboloïde à une nappe ; la première est celle de Riemann ; la seconde est celle de Lobatchevsky et la troisième est la géométrie nouvelle. On trouverait, de même, quatre géométries à trois dimensions.

Où viendrait se ranger cette géométrie nouvelle dans la classification de M. Hilbert ? Il est aisé de s’en rendre compte. Comme pour celle de Riemann, tous les axiomes subsistent, sauf ceux de l’ordre et celui d’Euclide ; mais tandis que dans la géométrie de Riemann les axiome de l’ordre sont faux sur toutes les droites, au contraire, dans la géométrie nouvelle, les droites se répartissent en deux classes, les unes, sur lesquelles les axiomes sont vrais ; les autres sur lesquelles ils sont faux.

Conclusion.

Mais ce qui est le plus important, c’est de nous rendre compte de la place qu’occupent les conceptions nouvelles de M. Hilbert dans l’histoire de nos idées sur la philosophie des mathématiques.

Après une première période de naïve confiance où l’on nourrissait l’espoir de tout démontrer, est venu Lobatchevsky, l’inventeur des géométries non euclidiennes.

Mais le véritable sens de cette invention n’a pas été pénétré tout de suite ; Helmholtz a montré d’abord que les propositions de la géométrie euclidienne n’étaient autre chose que les lois des mouvements des corps solides, tandis que celles des autres géométries étaient les lois que pourraient suivre d’autres corps analogues aux corps solides, qui, sans doute, n’existent pas, mais dont l’existence pourrait être conçue sans qu’il en résultât la moindre contradiction ; des corps que l’on pourrait fabriquer, si on le voulait. Ces lois ne pourraient toutefois être regardées comme expérimentales, puisque les solides naturels ne les suivent que grossièrement, et, d’ailleurs, les corps fictifs de la géométrie non euclidienne, n’existant pas, ne peuvent être accessibles à l’expérience. Helmholtz, toutefois, ne s’est jamais expliqué sur ce point avec une parfaite netteté.

Lie a poussé l’analyse beaucoup plus loin. Les lois du mouvement des corps solides invariables ne sont pas des lois expérimentales ; il en est de même a fortiori pour les corps fictifs de la géométrie non euclidienne, mais toutes les lois que l’on pourrait imaginer doivent satisfaire à certaines conditions, lesquelles ne sont pas révélées par l’expérience, mais s’imposent au contraire à l’expérience. Ce que la géométrie nous enseigne c’est que les lois connues du mouvement des solides invariables satisfont à ces conditions. Lie a bien compris tout cela ; il a donc voulu former tous les types possibles de lois cinématiques. Il a cherché de quelle manière peuvent se combiner les divers mouvements possibles d’un système quelconque ou, plus généralement, les diverses transformations possibles d’une figure. Si l’on envisage un certain nombre de transformations et qu’on les combine ensuite de toutes les manières possibles l’ensemble de toutes ces combinaisons formera ce qu’il appelle un groupe. A chaque groupe correspond une géométrie, et la nôtre, qui correspond au groupe des déplacements d’un corps solide, n’est qu’un cas très particulier. Mais tous les groupes, que l’on peut imaginer posséderont certaines propriétés communes, et ce sont précisément ces propriétés communes qui limitent le caprice des inventeurs de géométries ; ce sont elles, d’ailleurs, que Lie a étudiées toute sa vie. Il n’était pourtant pas entièrement satisfait de son œuvre. Il avait, disait-il, toujours envisagé l’espace comme une Zahlenmannigfaltigkeit. Il s’était borné à l’étude des groupes continus proprement dits, auxquels s’appliquent les règles de l’analyse infinitésimale ordinaire. Ne s’était-il pas ainsi artificiellement restreint ? N’avait-il pas ainsi négligé un des axiomes indispensables de la géométrie (c’est en somme de l’axiome d’Archimède qu’il s’agit) ? Je ne sais si on trouve trace de cette préoccupation dans ses œuvres imprimées, mais dans sa correspondance ou dans sa conversation, il exprimait sans cesse ce même regret.

C’est précisément la lacune qu’a comblée M. Hilbert ; les géométries de Lie restaient toutes assujetties aux formes de l’analyse et de l’arithmétique qui semblaient intangibles. M. Hilbert a brisé ces formes, ou, si l’on aime mieux, il les a élargies. Ses espaces ne sont plus des Zahlenmannigfaltigkeiten. Les objets qu’il appelle point, droite ou plan deviennent ainsi des êtres purement logiques qu’il est impossible de se représenter. On ne saurait s’imaginer, sous une forme sensible, ces points qui ne sont que des systèmes de trois séries. Peu lui importe ; il lui suffit que ce soient des individus et qu’il ait des règles sûres pour distinguer ces individus les uns des autres, pour établir conventionnellement entre eux des relations d’égalité ou d’inégalité et pour les transformer.

Une autre remarque : les groupes de transformations au sens de Lie ne semblent plus jouer qu’un rôle secondaire. C’est du moins ce qu’il semble quand on lit le texte même de M. Hilbert. Mais, si l’on y regardait de plus près, on verrait que chacune de ces géométries est encore l’étude d’un groupe. Sa géométrie non archimédienne est celle d’un groupe qui contient toutes les transformations du groupe euclidien, correspondant aux divers déplacements d’un solide, mais qui en contient encore d’autres susceptibles de se combiner aux premières, d’après des lois simples.

Lobatchevsky et Riemann rejetaient le postulatum d’Euclide, mais ils conservaient les axiomes métriques ; dans la plupart de ses géométries, M. Hilbert fait l’inverse. Cela revient à mettre au premier rang un groupe formé des transformations de l’espace par homothétie et par translation ; et, à la base de la géométrie non pascalienne, c’est un groupe analogue que nous retrouvons, comprenant non seulement les homothéties et les translations de l’espace ordinaire, mais d’autres transformations analogues se combinant aux premières d’après des lois simples.

M. Hilbert semble plutôt dissimuler ces rapprochements, je ne sais pourquoi. Le point de vue logique, paraît seul l’intéresser. Etant donnée une suite de propositions, il constate que toutes se déduisent logiquement de la première. Quel est le fondement de cette première proposition, quelle en est l’origine psychologique? Il ne s’en occupe pas. Et même si nous avons par exemple trois propositions A, B, C, et si la logique permet, en partant de l’une quelconque d’entre elles, d’en ,déduire les deux autres, il lui sera indifférent de regarder A comme un axiome et d’en tirer B et C, ou bien, au contraire, de regarder C comme un ,axiome et d’en tirer A et B. Les axiomes sont posés, on ne sait pas d’où il sortent; ils est donc aussi facile de poser A que C.

Son œuvre est donc incomplète, mais ce n’est pas une critique que je lui adressé. Incomplet, il faut bien se résigner à l’être. Il suffit qu’il ait fait faire à la philosophie des mathématiques un progrès considérable comparable à ceux que l’on devait à Lobatchevsky, à Riemann, à Helmholtz et à Lie.

Depuis l’impression des lignes qui précèdent, M. Hilbert a publié une note nouvelle sur le même sujet (Ueber die Grundlagen der Geometrie, Nachrichten der K. Gesellschaft der Wissenchaften zu Göttingen, 1902, Heft 3). Il semble y avoir fait une tentative pour combler les lacunes que j’ai signalées plus haut. Bien que cette note soit fort succincte, on y voit nettement percer deux préoccupations. D’abord il cherche à présenter les axiomes de l’ordre en les affranchissant de toute dépendance de la géométrie projective ; il se sert pour cela d’un théorème de M. Jordan. Puis il rattache les principes fondamentaux de la géométrie à la notion de groupe. Il se rapproche donc de la façon de voir de Lie, mais il réalise un progrès sur son devancier, puisqu’il débarrasse la théorie des groupes de tout appel aux principes du calcul différentiel.

Time-stamp: " 5.11.2015 19:19"