Note sur la géométrie non euclidienne

Henri Poincaré
Publiée dans Traité de Géométrie par Eugene Rouché et C. de Comberousse, 7e éd., Volume 2, 581-593, Paris: Gauthier-Villars, 1900

III.

Toutefois il y a encore lieu de se demander si, en poussant plus loin les déductions, Lobatcheffsky n’aurait pas fini par se heurter à une contradiction. En d’autres termes, y-a-t-il contradiction d’une part entre les axiomes admis par les géomètres (en mettant de côté le postulatum d’Euclide), et d’autre part le postulatum de Lobatcheffsky ? Pour nous en rendre compte, nous allons énoncer ces axiomes sous la forme suivante, en mettant en évidence ceux que les géomètres ne formulent pas d’ordinaire et qu’ils se contentent d’admettre implicitement.

  • Axiome 1.

    Par deux points, on peut faire passer une droite et une seule ; par trois points, un plan et un seul.

  • Axiome 2.

    Toute droite qui a deux points dans un plan est toute entière dans ce plan, ou bien, ce qui revient au même, l’intersection de deux plans est une droite.

  • Axiome 3.

    Si deux figures sont égales, les lignes et les surfaces de la seconde qui sont homologues aux droites et aux plans de la première, sont aussi des droites et des plans.

  • Axiome 4.

    Dans deux figures égales, les angles homologues sont égaux, ainsi que les distances des couples de points homologues.

  • Axiome 5.

    Une figure peut se déplacer en restant égale à elle-même et de telle sorte que tous les points d’une droite restent fixes (mouvement de rotation).

  • Axiome 6.

    Une figure peut se déplacer en restant égale à elle-même et de telle sorte que tous les points d’une droite se déplacent, mais en restant sur cette droite (mouvement de glissement).

  • Axiome 7.

    Si un point B est sur la droite AC, la distance AC est égale à la somme des distances AB et AC ; dans le cas contraire elle est plus petite.

Y-a-t-il contradiction entre ces sept axiomes et le postulatum de Lobatcheffsky, d’après lequel : on peut par un point mener une infinité de plans qui ne rencontrent pas un plan donné.

Afin de lever les derniers doutes à ce sujet, il faut employer un détour. Considérons une sphère qu’on appelle la sphère absolue ; appelons domaine intérieur l’ensemble des points intérieurs à la sphère absolue.
Considérons une sphère qui coupe orthogonalement la sphère absolue ; la partie de cette sphère qui est dans le domaine intérieur s’appellera faux plan.
Soit de même un cercle qui coupe orthogonalement la sphère absolue ; la partie de ce cercle qui est dans le domaine intérieur s’appellera fausse droite.
Nous pouvons alors énoncer les deux propositions suivantes :

Proposition 1. – Par deux points du domaine intérieur on peut faire passer une fausse droite et une seule ; par trois points du domaine intérieur on peut faire passer un faux plan et un seul.
Proposition 2. – L’intersection de deux faux plans est une fausse droite.

Supposons maintenant que l’on fasse une transformation par rayons vecteurs réciproques (n° 952), en prenant pour sphère d’inversion un faux plan, c’est-à-dire une sphère coupant orthogonalement la sphère absolue.
Les sphères se transformeront en sphères et les cercles en cercles ; de plus, les angles seront conservés ; la sphère absolue, coupant orthogonalement la sphère d’inversion, se transformera en elle-même ; et à cause de la conservation des angles, les faux plans se transformeront en faux plans et les fausses droites en fausses droites.
Le rapport anharmonique de quatre points sur un cercle, tel qu’il a été défini au n° 321, n’est pas non plus altéré par l’inversion.

Soient A et B deux points quelconques du domaine intérieur ; joignons ces deux points par une fausse droite qui viendra couper la sphère absolue en C et en D.
Appelons fausse distance des points A et B le logarithme du rapport anharmonique (ABCD), multiplié par le rayon R de la sphère absolue.
L’inversion transformera A et B en deux points A et B et la fausse droite qui les joint en une fausse droite qui coupera la sphère absolue en deux points C et D transformés de C et D. On aura donc :

log(ABCD)=log(ABCD).

La fausse distance n’est pas altérée par l’inversion.

Soit une figure F quelconque ; faisons-lui subir un certain nombre de transformations telles que celle dont je viens de parler, c’est-à-dire un certain nombre d’inversions, la sphère d’inversion étant un faux plan. Je dirai que la figure transformée est congruente à F ; la congruence sera directe si elle résulte d’un nombre pair d’inversions et inverse dans le cas contraire.
Nous pouvons alors énoncer les propositions suivantes :

Proposition 3. – Si deux figures sont congruentes, les lignes et les surfaces de la seconde qui sont homologues aux fausses droites et aux faux plans de la première sont aussi des fausses droites et des faux plans.
Proposition 4. – Dans deux figures congruentes, les angles homologues sont égaux ; les fausses distances de deux couples de points homologues sont égales.

Les angles étant conservés, deux figures congruentes infiniment petites sont semblables. Le rapport de similitude est R2-ρ12R2-ρ22, R étant le rayon de la sphère absolue, ρ1 et ρ2 les distances des deux figures à l’origine, c’est-à-dire au centre de la sphère absolue. Dans le cas où la sphère absolue se réduit à un plan, ce rapport se réduit à y1y2, y1 et y2 étant les distances des deux figures au plan absolu.
Soient D une fausse droite, S et S deux faux plans passant par D. Soient F une figure quelconque, F1 la figure inverse de F par rapport à S, F2 la figure inverse de F1 par rapport à S. Les points de D n’ont pas été altérés par ces deux inversions.

Supposons que, D et S restant fixes, S varie d’une manière continue, mais en passant toujours par D. La figure F2 variera d’une manière continue, mais en restant congruente à elle-même. Ce déplacement continu (accompagné d’ailleurs de déformation) s’appellera une fausse rotation ; les points de D resteront fixes.

Soient encore D une fausse droite, S et S deux faux plans orthogonaux à D.

Soient encore F une figure quelconque, F1 la figure inverse de F par rapport à S, F2 la figure inverse de F1 par rapport à S. La droite D n’est pas altérée par ces deux inversions ; les points de D sont déplacés, mais ils restent sur D.

Supposons que, D et S restant fixes, S varie d’une manière continue, mais en restant orthogonal à D. La figure F2 variera d’une manière continue en restant congruente à elle-même. Ce déplacement continu s’appellera un faux glissement ; dans ce mouvement, les points de D se mouvront, mais en restant sur D.

Nous pouvons donc énoncer les deux propositions suivantes :

Proposition 5. – Une figure peut se déplacer en restant congruente à elle-même, et de telle sorte que tous les points d’une fausse droite restent fixes (fausse rotation).
Proposition 6. – Une figure peut se déplacer en restant congruente à elle-même et de telle sorte que tous les points d’une fausse droite se déplacent, mais en restant sur cette fausse droite (faux glissement).

Le lieu des points dont la fausse distance au point A est constante ne doit pas être altéré par les inversions qui ont lieu par rapport à un faux plan passant par A ; ce lieu doit donc couper normalement tous les faux plans qui passent par A.

Considérons la sphère S, lieu des points dont la fausse distance à A est constante ; et d’autre part la sphère S, lieu des points dont la fausse distance à B est constante. Si ces deux sphères sont tangentes, le point de contact ne doit pas être altéré par les inversions qui ont lieu par rapport à un faux plan passant par A et B, puisque ces inversions n’altèrent aucune des deux sphères. Ce point de contact doit donc être sur la fausse droite AB. D’où cette conséquence : de tous les points C qui sont à une fausse distance donnée de A, celui dont la fausse distance à B est la plus petite est sur la fausse droite AB.

Mais si C est sur la fausse droite AB, il résulte des définitions que la fausse distance AB est la somme des fausses distances AC et BC. Nous pouvons donc énoncer la proposition suivante :

Proposition 7. – Si un point B est sur la fausse droite AC, la fausse distance AC est la somme des fausses distances AB et BC. Dans le cas contraire, elle est plus petite.

Il est aisé de vérifier d’autre part que :

Proposition 8. – On peut par un point du domaine intérieur mener une infinité de faux plans qui ne rencontrent pas un faux plan donné.

On remarquera immédiatement que ces huit propositions sont, pour ainsi dire, la traduction des sept axiomes de la Géométrie et du postulatum de Lobatcheffsky. Il suffit pour passer des uns aux autres de remplacer partout les mots
(1) espace, plan, droite, distance, égal, angle, par les mots
(2) domaine intérieur, plan, droite, fausse distance, directement congruent, angle.

(La congruence inverse correspondrait à la symétrie).

Supposons donc que Lobatcheffsky, en tirant les conséquences logiques des axiomes et de son postulatum, soit arrivé à deux propositions contradictoires. Alors, en traduisant son raisonnement de la façon que je viens de dire, c’est-à-dire en remplaçant les mots (1) par les mots (2) correspondants, on arriverait également à deux propositions contradictoires qui seraient des conséquences logiques des propositions 1 à 8 que nous venons d’énoncer.

Il y aurait donc contradiction entre ces huit propositions ; mais cela est impossible, puisque ces huit propositions sont vraies et appartiennent à la Géométrie ordinaire.

Il est donc certain que Lobatcheffsky ne pouvait arriver à une contradiction et que l’on n’y arrivera jamais, quelque loin que l’on pousse les déductions.

Ajoutons qu’un faux plan divise le domaine intérieur (de même qu’un plan divise l’espace) en deux régions entièrement séparées l’une de l’autre.

IV.

La puissance de l’origine par rapport à un faux plan (n° 193) est égale à

R2, R étant le rayon de la sphère absolue ; elle est donc constante.
Convenons d’appeler faux plan toute sphère telle que la puissance de l’origine par rapport à cette sphère soit égale à une constante donnée K, mais en supposant cette constante négative. En d’autres termes, supposons que le rayon de la sphère absolue soit imaginaire.
Nous désignerons toujours par fausse droite l’intersection de deux faux plans.
Ici, il n’y a plus lieu de distinguer un domaine intérieur : un faux plan n’est plus une portion de sphère, mais une sphère entière.
Un faux plan et une fausse droite se coupent alors en deux points que j’appellerai points antipodes. Ces deux points sont en ligne droite avec l’origine et le produit des rayons vecteurs sera égal à K.

Dans le cas du § I (III) (c’est-à-dire quand K était positif et la sphère absolue réelle), une sphère et un cercle orthogonaux à cette sphère absolue se coupaient encore en deux points antipodes ; mais un seul de ces deux points appartenait au domaine intérieur et par conséquent au faux plan et à la fausse droite envisagés.

Si K était positif, les deux points antipodes seraient d’un même côté de l’origine.

Si K est négatif, ils sont de part et d’autre de l’origine.
Quand un point se rapproche de l’origine, son antipode s’éloigne indéfiniment ; nous sommes ainsi amenés à regarder tous les points à l’infini comme un point unique, antipode de l’origine.

Dans ces conditions, un faux plan et une fausse droite se rencontrent toujours, et il en résulte qu’un triangle curviligne dont les côtés sont des fausses droites, a la somme de ses angles plus grande que deux droits (cette somme était au contraire plus petite que deux droits dans le cas du § I (III)).

Nous conserverons la définition de la fausse distance AB ; seulement les points C et D qui figurent dans cette définition sont maintenant imaginaires, puisque la sphère absolue est devenue imaginaire. On peut éviter la considération de ces points imaginaires en remarquant que si A et B sont les antipodes de A et B, la fausse distance AB est égale à

Klog1+i(AABB)1-i(AABB),

(AABB) représentant le rapport anharmonique des quatre points.

Nos sept premières propositions subsistent avec un seul changement : la proposition 1 comporte une exception ; si deux points sont antipodes, on peut faire passer par ces deux points une infinité de fausses droites, de même par trois points, dont deux sont antipodes, on peut faire passer une infinité de plans.

Quant à la huitième proposition, elle doit être remplacée par la suivante :

Proposition 8 bis. – Par un point donné, non seulement on ne peut pas mener une infinité de faux plans qui ne rencontrent pas un faux plan donné, mais on n’en peut mener aucun.

On peut conclure de là que l’on pourrait, sans contradiction logique, construire une Géométrie où l’on conserverait les sept axiomes ordinaires, mais en admettant que l’axiome 1 cesse d’être vrai dans certains cas d’exception ; nous voulons dire qu’il y aurait certains couples de points exceptionnels par lesquels on pourrait faire passer, non pas une droite, mais une infinité de droites. De même, par un de ces couples de points exceptionnels et par un troisième point de l’espace, on pourrait faire passer une infinité de plans.
Quant au postulatum d’Euclide ou à celui de Lobatcheffsky, ils devraient être remplacés par le suivant : par un point, on ne peut mener aucun plan parallèle à un plan donné.
“Traduisons” en effet ces axiomes en remplaçant les mots (1) par les mots (2) nous retrouverons nos huit nouvelles propositions qui étant vraies ne sauraient être contradictoires.
Dans cette nouvelle Géométrie non euclidienne, qui est connue sous le nom de Géométrie de Riemann, la somme des angles d’un triangle est supérieure à deux droits. Nous avons vu plus haut que Lobatcheffsky avait démontré que cette somme ne peut être qu’égale ou inférieure à deux droits ; c’est que le géomètre russe admettait que l’axiome 1 est vrai sans aucune exception.
Ainsi en “traduisant” une proposition quelconque de la Géométrie de Lobatcheffsky ou de celle de Riemann, on retrouvera une proposition euclidienne.
Démontrons maintenant que les formules de la Trigonométrie sphérique sont les mêmes dans les trois Géométries. En effet, considérons dans la Géométrie de Lobatcheffsky (ou celle de Riemann ) une proposition de Trigonométrie sphérique ; ce sera une relation entre les côtés et les angles d’un triangle sphérique, ou, ce qui revient au même, une relation entre les angles plans et les dièdres d’un trièdre non euclidien T. Traduisons cette proposition en remplaçant les mots (1) par les mots (2) : nous obtiendrons une relation entre les angles sous lesquels se coupent trois faux plans, et les angles sous lesquels se coupent les trois fausses droites intersections mutuelles de ces trois faux plans ; c’est-à-dire entre les angles plans et les dièdres du trièdre T’ formé par les plans tangents à nos trois faux plans en leur point d’intersection.
La relation n’aura d’ailleurs pas été altérée par la traduction, puisque le mot angle se traduit par angle. La relation est donc la même entre les éléments du trièdre non euclidien T et ceux du trièdre euclidien T’.

V.

Introduisons maintenant une transformation nouvelle que j’appellerai la transformation T. Soit O l’origine, A un point quelconque, A son antipode ; B le conjugué harmonique de O par rapport au segment A

A ; le point B sera regardé comme le transformé du point A.
Dans cette transformation T :

  • La sphère absolue n’est pas altérée ;

  • Un faux plan est transformé en un plan proprement dit qui n’est autre que le plan polaire de l’origine par rapport à la sphère dont fait partie ce faux plan ;

  • Une fausse droite se transforme en une droite proprement dite ;

  • La fausse distance de deux points A, B est par définition le logarithme du rapport anharmonique (ABCD), les points C et D étant les intersections de la sphère absolue et de la fausse droite AB. Par notre transformation T, les points C et D ne changeront pas, les points A et B seront transformés en A et B. Les quatre points ABCD seront en ligne droite et le rapport anharmonique (ABCD) sera le carré de (ABCD).

    Nous pourrons alors appeler fausse distance de deuxième sorte des points A et B le demi-logarithme de (ABCD), ce sera la même chose que la fausse distance des points A et B.

  • Les angles seront altérés par la transformation T conformément aux règles du n° 1185. Soient deux plans quelconques, et les deux plans tangents (imaginaires) menés par leur intersection à la sphère absolue ; soit ρ le rapport anharmonique de ces quatre plans ; l’expression logρ2-1 s’appellera le faux angle de ces deux plans. L’angle de deux faux plans est égal au faux angle des deux plans qui sont leurs transformés.

  • Soient deux points A et B inverses l’un de l’autre par rapport au faux plan P ; soient A et B leurs transformés, P le transformé de P (ce sera un plan). Soit Q le pôle du plan P par rapport à la sphère absolue. Les points Q, A, B sont sur une même droite qui coupe le plan P en un point R conjugué harmonique de Q par rapport au segment AB. Les points A et B sont donc transformés l’un de l’autre par homologie ; mais cette homologie satisfait à des conditions particulières, puisque (voir n° 938) le centre d’homologie est le pôle du plan d’homologie par rapport à la sphère absolue et que le rapport d’homologie est égal à -1.

Considérons une figure, et ses transformées successives par une série d’homologies satisfaisant à ces conditions. On dira que ces diverses figures sont congruentes de la seconde manière. Il est clair que si deux figures sont congruentes de la première manière, leurs transformées par la transformation T seront congruentes de la seconde manière.

Ces considérations nous font connaître une autre manière de déduire une proposition de la Géométrie ordinaire de toute proposition de la Géométrie non euclidienne.

Il suffit pour cela de la traduire en remplaçant les mots :

  • (1)

    espace, plan, droite, distance, égal, angle,

par les mots

  • (3)

    domaine intérieur, plan, droite, fausse distance de la deuxième sorte, directement congruent de la deuxième manière, faux angle.

Voilà donc une nouvelle interprétation qui, en ce qui concerne la Géométrie de Riemann, soulève l’observation suivante :

Deux points antipodes ont le même transformé par la transformation T ; par conséquent, dans la nouvelle manière d’interpréter la Géométrie de Riemann, un plan et une droite ne peuvent avoir qu’un point commun ; l’axiome 1 est vrai sans comporter aucune exception. Comment se fait-il alors que, contrairement à la démonstration de Lobatcheffsky, la somme des angles d’un triangle soit supérieure à deux droits ? C’est que nous avons abandonné une autre des hypothèses fondamentales de la Géométrie : il n’est plus vrai de dire qu’un plan partage l’espace en deux régions de telle façon qu’on ne puisse passer d’une de ces régions à l’autre sans traverser ce plan.

Il est inutile d’ajouter que toutes ces propriétés peuvent être transformées d’une manière quelconque par homologie. La sphère absolue sera alors remplacée par un ellipsoïde ou un hyperboloïde absolu. À part ce changement, les définitions de la fausse distance de la seconde sorte, de la congruence de la seconde manière, du faux angle ne seront pas changées ; le caractère projectif de ces définitions est en effet manifeste.

VI.

La Géométrie non euclidienne à trois dimensions, étant ainsi constituée, contient, comme cas particulier, la Géométrie plane non euclidienne. Aux figures situées dans un plan non euclidien, correspondront dans l’espace euclidien, les figures situées dans un faux plan quelconque que nous pourrons d’ailleurs choisir arbitrairement. Nous choisirons un faux plan P passant par l’origine et qui sera par conséquent à la fois un faux plan et un plan au sens ordinaire du mot.

Ce faux plan P coupera la sphère absolue suivant un cercle qu’on appellera le cercle absolu. Les fausses droites de P couperont orthogonalement ce cercle absolu ; la puissance de l’origine par rapport à ces fausses droites sera égale à K.
Nous allons voir d’abord que la Géométrie de Riemann à deux dimensions ne diffère pas essentiellement de la Géométrie sphérique. Supposons donc K négatif ; construisons une sphère S de rayon -K ayant pour centre l’origine. Soit F une figure de la sphère, projetons-la stéréographiquement sur le plan P (n° 958). Cette projection conservera les angles, les grands cercles de la sphère se projetteront suivant des fausses droites ; la longueur d’un arc de grand cercle n’est autre chose que la fausse distance des projections de ses extrémités.
Les projections de deux points antipodes de la sphère seront deux points antipodes au sens du paragraphe IV ; c’est ce qui justifie cette dénomination.

À chaque théorème de la Géométrie de Riemann correspondra donc un théorème de la Géométrie sphérique ; il suffit, pour la traduire, de remplacer les mots :

(1) droite, égal, longueur, angle,

par les mots :

(4) grand cercle, égal, longueur, angle.

En particulier, les formules de la Trigonométrie plane de Riemann seront les mêmes que celles de la Trigonométrie sphérique ordinaire. On a, par exemple, en Trigonométrie sphérique,

sinAsina-K=sinBsinb-K=sinCsinc-K, ((5))

A, B, C étant les angles d’un triangle sphérique, et a, b, c les longueurs de ses côtés (le rayon de la sphère étant supposé égal à -K), de telle façon que a-K, b-K, c-K soient les longueurs des côtés correspondants du triangle semblable construit sur la sphère de rayon 1.

La formule (5) sera encore vraie d’un triangle plan dans la Géométrie de Riemann.

Elle sera encore vraie (par continuité) d’un triangle plan dans la Géométrie de Lobatcheffsky. Seulement, K étant positif, la formule se présente sous une forme imaginaire. Pour lui rendre la forme réelle servons-nous d’une formule d’Analyse

2sinix=e-x-ex;

notre formule (5) deviendra :

sinAeaK-e-aK=sinBebK-e-bK=sinCecK-e-cK. ((5 bis))

Soient F une figure sphérique quelconque, F sa projection stéréographique sur le plan P. Comment pourrait-on obtenir la transformée F′′ de F par la transformation T du paragraphe III (V) ? Pour cela menons à la sphère S un plan tangent parallèle à P ; faisons la perspective de F sur ce plan, en prenant pour point de vue le centre de la sphère ; et enfin projetons orthogonalement sur le plan P la perspective obtenue ; il est aisé de montrer que la figure ainsi construite n’est autre chose que F′′. On vérifie immédiatement qu’aux grands cercles de F correspondent les droites de F′′.

Lorsque K est positif, la sphère S est imaginaire ; on peut donc dire que la Géométrie plane de Lobatcheffsky est la Géométrie d’une sphère imaginaire ; mais il y a bien des moyens d’éviter cette sphère imaginaire et d’arriver à la formule (5 bis) et aux formules analogues sans passer par la considération des imaginaires. Nous nous bornerons à indiquer sommairement le suivant :

Considérons un hyperboloïde de révolution à deux nappes. Soit P le plan de symétrie qui ne rencontre pas la surface ; soient N l’une des nappes et V le point où l’axe de symétrie perpendiculaire à P vient rencontrer l’autre nappe. Soit F une figure quelconque tracée sur la nappe N : faisons-en la perspective sur le plan P, en prenant V pour point de vue. Toutes les sections planes de l’hyperboloïde se projetteront suivant des cercles.

Menons par V des parallèles aux génératrices du cône asymptote. Nous obtiendrons un certain cône de révolution qui viendra couper le plan P suivant un cercle C. Ce cercle est la projection des points à l’infini de l’hyperboloïde.

Si nous prenons C pour cercle absolu, les sections diamétrales de l’hyperboloïde se projetteront suivant des fausses droites.

À chaque point de la nappe N correspond ainsi un point du domaine intérieur et par conséquent un point du plan non euclidien. Cette construction joue, pour la Géométrie de Lobatcheffsky, le rôle que jouait tout à l’heure la projection stéréographique pour la Géométrie de Riemann.

Soient, dans le plan P, deux figures congruentes, F1 et F1, qui soient les projections de deux figures F et F de la nappe N ; les coordonnées d’un point de F sont alors des fonctions linéaires et homogènes des coordonnées du point homologue de F ; il suffit de montrer qu’il en est ainsi quand on suppose que F1 et F1 sont transformées l’une de l’autre par une seule inversion, le cercle d’inversion étant une fausse droite ; or cela se vérifie immédiatement.

Soient

z2-x2-y2=1

l’équation de l’hyperboloïde, et

(x,y,z),(x,y,z)

les coordonnées de deux points de N. Soit δ la fausse distance des projections de ces deux points ; on vérifie aisément que

2(zz-xx-yy)=eδ+e-δ.

Cette formule, d’où l’on peut déduire toutes celles de la Trigonométrie plane non euclidienne, est l’équivalent de la formule de Géométrie analytique qui donne le cosinus de l’angle de deux directions en fonction de leurs cosinus directeurs.

VII.

Dans les pages qui précèdent nous n’avons fait usage que des principes de la Géométrie élémentaire ; tout au plus dans le paragraphe précédent avons-nous invoqué une formule d’Analyse, et quelques formules de Géométrie analytique, ce que nous aurions d’ailleurs pu éviter au prix de quelques longueurs. Nous ne saurions cependant clore cette Note sans dire quelques mots des liens qui rattachent la Géométrie plane non euclidienne à la Géométrie infinitésimale des surfaces. Nous renverrons d’ailleurs pour les théorèmes dont nous aurons à nous servir à l’Ouvrage classique de M. Darboux.

Deux surfaces sont dites applicables l’une sur l’autre, si l’on peut déformer l’une d’elles (sans altérer les longueurs des lignes tracées sur cette surface et les angles sous lesquels ces lignes se coupent) de manière à l’appliquer sur l’autre sans déchirure ni duplicature.

Une géodésique d’une surface est, par définition, le plus court chemin d’un point à un autre sur cette surface. Il est clair que si deux surfaces sont applicables l’une sur l’autre, les géodésiques de l’une correspondront aux géodésiques de l’autre, puisque la déformation, n’altérant pas les longueurs, conserve les géodésiques.

La courbure totale d’une surface est l’inverse du produit des deux rayons de courbure principaux. On démontre que la condition nécessaire et suffisante pour qu’une surface soit applicable sur une sphère de rayon R, c’est que cette surface ait sa courbure totale constante et égale à 1R2.

Une sphère est applicable d’une infinité de manières sur elle-même ; une surface à courbure totale constante sera donc aussi applicable sur elle-même d’une infinité de manières.

Il est clair que la Géométrie des lignes tracées sur une surface sera la même que la Géométrie des lignes tracées sur une surface applicable sur la première.

Or nous avons vu que la Géométrie plane de Riemann ne diffère pas de la Géométrie de la sphère ; elle ne différera donc pas non plus de la Géométrie des surfaces à courbure totale constante positive.

Les triangles dont les côtés sont trois géodésiques tracées sur une pareille surface auront la somme de leurs angles supérieure à deux droits et leurs éléments seront liés par les formules de la Trigonométrie sphérique.

Mais il y a également des surfaces réelles à courbure totale négative, connues sous le nom de surfaces de Beltrami. La Géométrie de ces surfaces ne différera pas de celle de Lobatcheffsky.

Les triangles dont les côtés sont trois géodésiques tracées sur une surface de Beltrami auront la somme de leurs angles inférieure à deux droits et leurs éléments seront liés par les formules de la Trigonométrie plane non euclidienne.

Time-stamp: " 2.05.2015 11:37"