H. Poincaré to Giovanni Battista Guccia

Paris, le 27 Octobre 1888

Mon cher ami,

La lecture de la note de M. Vivanti, dans un des derniers numéros des Rendiconti, m’a vivement intéressé et m’a inspiré diverses réflexions qu’il ne sera peut être pas inutile de mettre sous les yeux de vos lecteurs.11 1 Vivanti 1888.

D’après M. Vivanti, une fonction multiforme et de la ne puissance, si l’ensemble des valeurs qu’elle peut prendre pour une valeur donnée de la variable est lui-même de la ne puissance, au sens de M. Cantor. En particulier, elle sera de la 1re puissance si elle peut prendre en un point donné une infinité de valeurs susceptibles d’être rangée en une série linéaire:

y1,y2,,yn,,

de façon que chacune d’elles se trouve dans cette série une fois et une seule, avec un indice déterminé; si en d’autres termes, on peut assigner à chacune de ces valeurs un numéro d’ordre. Au contraire une fonction qui pourrait prendre en un point donnée, par exemple toutes les valeurs possibles commensurables, ou non, ou encore toutes les valeurs incommensurables serait de la 2de puissance. Je me propose d’établir qu’il n’y a pas de fonction analytique multiforme d’une puissance supérieure à la 1re. Mais pour cela il faut bien s’entendre sur ce qu’on doit appeler fonction analytique.

J’adopterai les définitions de M. Weierstrass.

Un élément de fonction analytique sera une série de puissance convergente à l’intérieur d’un certain cercle. Deux éléments de fonctions seront la continuation analytique l’un de l’autre, ou plus brièvement seront dérivés l’un de l’autre quand les deux cercles de convergence ont une partie commune et que dans cette partie commune les deux séries ont même somme.

Pour construire une fonction analytique, nous partirons d’un élément de fonction F0 convergent dans un certain cercle C0. Nous construirons ensuite les divers éléments de fonction F1 dérivés de F0 ; puis les éléments F2 dérivés des divers éléments F1 ; puis les éléments F3 dérivés de F2 et ainsi de suite.

L’ensemble des éléments F1, celui des éléments F2, etc., sont de la 2de puissance. Mais il n’est pas nécessaire d’envisager tous ces éléments pour obtenir toutes les déterminations de la fonction.

J’appellerai Fi ceux des éléments Fi dont le cercle de convergence Ci aura pour centre un point ayant ses deux coordonnées commensurables.

Il est aisé de vérifier que l’ensemble des éléments Fi est de la 1re puissance (et qu’il en est de même de l’ensemble des éléments Fi+1 dérivés d’un éléments Fi donné). On voit aussi sans peine que tout point intérieur à l’un des cercles de convergence C1 de l’un des éléments F1 sera aussi intérieur à l’un des cercles de convergence C1 de l’un des éléments F1.

Tout cercle ayant une partie commune avec l’un des cercles C1 aura aussi une partie commune avec un des cercles C1. Donc tout élément dérivé de l’un des éléments F1 sera aussi dérivé de l’un des éléments F1. Les divers éléments F2 sont donc dérivés des divers éléments F1; de même les éléments F3 seront dérivés des éléments F2 etc.

La considération des éléments F1, F2, F3 etc., suffit pour obtenir toutes les déterminations de la fonction. Soit en effet AMB un chemin quelconque allant de la valeur initiale A de la variable à la valeur finale B. Il existera un nombre fini d’éléments F0, F1, F2, …, Fn ayant pour cercle de convergence C0, C1, …, Cn et tels que Fi+1 soit dérivé de Fi, que le point A soit intérieur à C0 et le point B à Cn et que l’arc AMB traverse successivement le cercle C0, la partie commune à C0 et C1, le cercle C1, la partie commune à C1 et C2, etc., sans jamais sortir de l’ensemble des n+1 cercles C0, C1, …, Cn. Ce n’est qu’à cette condition que la fonction aura une valeur déterminée au point B quand on sera arrivé en ce point par le chemin AMB.

Nous pourrons alors remplacer F0, F1, …, Fn par n+1 éléments F0, F1, …, Fn qui en diffèrent assez peu pour que l’arc AMB ne sorte pas de l’ensemble des n+1 nouveaux cercles de convergence C0, C1, …, Cn.

La considération de ces éléments F suffit donc pour faire connaître la valeur qu’acquiert la fonction quand on a parcouru le chemin AMB.   C.Q.F.D

L’ensemble des éléments F1, …, Fn est de la 1re puissance. En effet l’ensemble des éléments F1 dérivés de F0 est de la 1re puissance; donc on peut attribuer à chacun d’eux un numéro d’ordre α1. L’ensemble des éléments F2 dérivés de celui des éléments F1 qui a pour numéro d’ordre α1 sera encore de la 1re puissance, donc on peut donner à chacun d’eux un numéro d’ordre α2, et ainsi de suite. En résumé un élément Fn sera défini par n numéros d’ordre:

α1,α2,,αn.

De sorte que l’ensemble des éléments F1, F2, …, Fn etc. aura même puissance que l’ensemble des fractions continues limitées:

α1+1α2+1+1αn

ou que l’ensemble des nombre commensurables lequel est comme on sait de la 1re puissance.  C.Q.F.D

Il suit de là que l’ensemble des déterminations d’une fonction analytique en un point donné est toujours au plus de la 1re puissance.

Il n’existe donc pas, par exemple, de fonction analytique qui prenne en un point donné toutes les valeurs possibles commensurables ou non.

Il ne me reste que la place de vous serrer la main,

Poincaré

ALS 4p. Lettre publiée dans Poincaré (1888), et Valiron (1950, 11–13). Circolo matematico di Palermo.

Time-stamp: "11.11.2016 16:24"

Références

  • H. Poincaré (1888) Sur une propriété des fonctions analytiques. Rendiconti del Circolo matematico di Palermo 2, pp. 197–200. External Links: Link Cited by: H. Poincaré to Giovanni Battista Guccia.
  • G. Valiron (Ed.) (1950) Œuvres d’Henri Poincaré, Volume 4. Gauthier-Villars, Paris. External Links: Link Cited by: H. Poincaré to Giovanni Battista Guccia.
  • G. Vivanti (1888) Sulle funzioni ad infiniti valori. Rendiconti del circolo matematico di Palermo 2, pp. 135–138, 150–151. External Links: Link Cited by: footnote 1.