2-13-2. Auguste Calinon to H. Poincaré

Pompey 15 août 1886

Mon cher Camarade,

J’ai bien reçu votre lettre dont le contenu m’a beaucoup intéressé.

Les objections que vous me faites ne portent que sur des points qui me paraissent secondaires ; je vais cependant y répondre pour bien préciser ces points qui ne sont peut-être pas assez développés dans ma brochure.

1° Sur la notion de “à la fois” j’accepte votre restriction qui était bien dans ma pensée : comme je le dis (N° 5), ce sont nos sensations seulement que nous jugeons simultanées ou successives ; mais entre le phénomène extérieur et la sensation par laquelle il arrive à notre conscience, il y a presque toujours un délai.11 1 Calinon 1885, 88–89.

2° Je ne saisis pas bien votre objection sur ma manière de définir la position d’un point ; vous me dites que je définis un point par ses distances à d’autres points supposés fixes ; mais non, je ne suppose pas de points fixes, je suppose seulement (N° 2) des points constituant une figure de forme invariable et c’est à cette figure que je rapporte mon point mobile.22 2 Calinon 1885, 87–88. La notion des figures égales est antérieure à toute mesure des grandeurs qui entrent dans ces figures : or à quoi revient cette notion ? à dire que nous concevons qu’une figure peut changer de place sans changer de forme ; sans ce principe il nous est impossible de faire de la géométrie et de démontrer, par exemple, les cas d’égalité des triangles. Maintenant je ne nie pas que ce principe n’intéresse, dans une certaine mesure, la Mécanique.

3° Pour l’angle de la rotation de la Terre, je suis bien de votre avis; il faut tenir compte de certaines corrections infinitésimales connues actuellement ou que nous connaîtrons plus tard.

4° J’ai admis en effet comme exact le principe des actions mutuelles dirigées suivant la droite qui joint les points en présence, parce que, quand j’ai écrit ma brochure, je croyais réellement ce principe vérifié ; depuis, j’ai su qu’il y avait des exceptions, celle que vous m’indiquez d’abord, d’autres ensuite, comme dans le cas des actions exercées dans les courants électriques ou magnétiques ; il y a là des petits termes de correction à ajouter aux formules. Mais je vous ferai remarquer que, sans connaître ces corrections, je les avais prévues lorsque je disais (N° 138) : “Cette loi générale (la loi mj=m1j1) peut toujours être considérée comme une série à termes indéfiniment décroissants ; nous connaissons aujourd’hui le premier terme de la série … .”33 3 Calinon 1885, 178–179. Il s’agit pour Calinon du principe de réaction (p. 140); j et j1 représentent l’accélération des masses m et m1, respectivement. Calinon admet que la position des étoiles fixes définit le repère de validité de sa formule. Voilà qui va même bien au delà de la réserve que vous formulez. Tout ce passage (N° 138) répond également à ce que vous me dites de la masse : j’ajouterai que la masse n’est nullement liée d’une façon indissoluble à la loi mj=m1j1. Cette loi peut n’être pas vérifiée et cependant la masse garder encore la définition générale que je lui ai donnée (N° 83) : “Les masses sont des coefficients numériques fixes attachés aux points et dont dépend le mouvement de ces points, pour des repères et une variable principale quelconques.”44 4 Calinon 1885, 140. Au fond, cette constance d’un nombre pour chaque point matériel n’est pas autre chose que le principe de la conservation de la matière : ce principe comporte d’ailleurs les mêmes réserves philosophiques que tous les principes observés lesquels ne sont vrais que dans la mesure de précision de nos méthodes et de nos instruments.

Mais, comme j’ai commencé par vous le dire, ces points sont un peu secondaires pour moi : en somme les deux idées fondamentales de mon travail sont les suivantes :

1° la transposition en Géométrie pure de toutes les notions premières de la Mécanique (mesure du temps, vitesse, accélération, force, masse), notions qu’on avait crues jusqu’ici inséparables de la matière, (la force notamment).

2° le choix raisonné de la variable t qui sert à mesurer le temps et la distinction des théories où le choix est arbitraire de celles où il s’impose pour la simplification des formules.

Je vois que, sur ces deux idées fondamentales, vous acceptez ma manière de voir et j’en suis très heureux. J’ignore si les idées de Duhamel sont plus ou moins adoptées en France, mais, ce que je sais, c’est que, à côté des adhésions que je reçois relativement à mes idées sur le Temps et la Force, je rencontre de la part de quelques professeurs, mêmes distingués, des résistances obstinées ; il y a là quelques esprits qui refusent absolument de réviser les idées acquises et qui répugnent à soumettre à un examen philosophique des notions qu’ils ont toujours considérées comme évidentes.55 5 Jean-Marie-Constant Duhamel (1797–1872) entre à l’École Polytechnique en 1814, et enseigne les mathématiques et la physique à l’institut Massin ainsi qu’au collège Louis-le-Grand. De 1830 à 1869 il enseigne diverses disciplines à l’École polytechnique (géodésie, analyse, mécanique), où il est nommé directeur des études en 1844. Il enseigne également à l’École normale supérieure et à la Sorbonne.

J’espère donc que vous voudrez bien m’aider, dans la mesure où cela dépend de vous, à propager des idées que vous trouvez justes.

Votre dévoué Camarade,

A. Calinon

ALS 4p. Collection particulière, Paris 75017.

Time-stamp: "20.04.2014 00:36"

Références