H. Poincaré et al. to Aristide Briand

[Ca. 07.10.1907]

Institut de France

Monsieur le Ministre,

L’Association internationale des académies, dans sa première assemblée générale tenue à Paris en 1901, sur la proposition des académies des sciences et des sciences morales et politiques de l’Institut de France a exprimé le vœu qu’une édition critique et complète des œuvres de Leibniz fût publiée et a chargé du soin de préparer cette édition les académies des sciences et des sciences morales et politiques de Paris et l’Académie Royale des sciences de Berlin. Cette désignation s’explique facilement si l’on songe que Leibniz, associé de l’Académie des sciences de Paris et créateur de l’Académie de Berlin, d’une part avait achevé à Paris sa formation scientifique et a écrit en français un grand nombre de ses ouvrages, d’autre part a été l’historien officiel de la maison de Brunswick et s’est trouvé intimement mêlé à la politique allemande de son époque.

Les années 1901–1907 ont été employées par les Académies de Paris et de Berlin, conformément aux indications données par l’assemblée générale de 1901 elle-même, à un travail préliminaire indispensable, consistant dans la confection d’un catalogue critique des œuvres et manuscrits de Leibniz, œuvre déjà considérable, qui était à peu près entièrement nouvelle et qui aujourd’hui touche à sa fin. Elle ne formera pas moins d’une dizaine de volumes in -8, qui seront autographiés et déposés dans un certain nombre de bibliothèques savantes.

Ce catalogue, qui, en lui-même, a déjà une grande importance par les innombrables documents, identifiés et datés, qu’il met à la portée des travailleurs, en même temps qu’il rend possible la publication de l’édition projetée, en manifeste de façon frappante l’urgence et l’intérêt. De très nombreux papiers de Leibniz, des ouvrages entiers sont encore inédits. Ils concernent la philosophie, les sciences, l’histoire, particulièrement le mouvement économique du XVIIe siècle.

La somme complète, maintenant déterminée, des écrits de Leibniz apporte à l’érudition une foule de données nouvelles.

C’est d’abord la biographie de Leibniz lui-même, c’est-à-dire de l’un des plus vastes génies, des esprits les plus actifs que l’humanité ait jamais vus, qui s’éclaire et s’enrichit de tous les côtés. L’union étroite de la spéculation et de la pratique apparaît comme le trait essentiel de son caractère. Ensuite, c’est l’histoire des sciences mathématiques et physiques, de la théologie, du droit, de la politique, des lettres, de l’industrie, des affaires, au XVIIe siècle, qui est mise en possession de documents si nombreux, si complets, qu’ils constituent en quelque sorte des annales. Leibniz, en effet, était en correspondance assidue avec tous les hommes importants de son siècle, s’intéressait à tout, notait et discutait toutes les découvertes, toutes les hypothèses, tous les projets en circulation ; et il a conservé tous ses brouillons de lettres, toutes ses notes, tous ses papiers.

La France, en particulier, a beaucoup à gagner à la publication, judicieusement intégrale des manuscrits de Leibniz; car il résultera de cette publication que c’est à Paris principalement que s’est faite l’éducation scientifique du philosophe. C’est en étudiant les méthodes de Descartes, de Viète et de Pascal qu’il est devenu un grand mathématicien. C’est de Paris que datent ses premiers travaux sur les rentes viagères, ses spéculations sur le calcul des probabilités. C’est à Paris qu’il recueille, sur toutes les sciences, notamment sur la médecine, nombre d’informations que plus tard, à Hanovre, il mettra en œuvre ; c’est à Paris qu’il trace le plan de tout son système de philosophie.

Mise au courant des résultats jusqu’ici obtenus par les académies de Paris et de Berlin, l’assemblée générale des académies qui s’est tenue cette année à Vienne (mai 1907) n’a pas hésité à renouveler de façon précise le vœu tendant à ce que les œuvres complètes de Leibniz fussent publiées, et le fussent par les soins des mêmes académies qui avaient été chargées des travaux préparatoires.

Et certainement cette publication s’accomplira, de manière ou d’autre ; car l’utilité en apparaît plus que jamais comme évidente et désormais la voie, toute tracée, est relativement facile à parcourir. Nous sommes amenés à nous préoccuper des moyen,s qui nous permettront, à nous français, de continuer à y participer, après que nous avons eu l’initiative de l’idée, et que le travail opiniâtre et intelligent de nos délégués a, pour une moitié, exécuté l’œuvre modeste et préparatoire dont il s’agit aujourd’hui de cueillir les fruits.

Les travaux qui nous ont occupés depuis 1901 ont été difficiles et coûteux. Nous avons pu subvenir aux frais qu’ils ont occasionnés au moyen du fonds Debrousse, légué à l’Institut dans l’intérêt des lettres, des sciences et des arts, et grâce à des subventions pour missions scientifiques qu’a bien voulu nous accorder le ministère de l’instruction publique. Mais mes dépenses qu’entraînera la publication de l’édition elle-même, laquelle comprendra une cinquantaine de volumes, dont une vingtaine à notre charge, excédent les forces des Académies. Le fonds Debrousse, le seul qui s’applique à une œuvre telle que la nôtre, ne peut être consacré longtemps de suite aux mêmes travaux. C’est pourquoi nous nous adressons à l’Etat, lui demandant de nous accorder un crédit annuel, qui assurera la continuation d’une œuvre de collaboration scientifique internationale propre à intéresser notre pays et à lui faire honneur.

Il nous est difficile d’évaluer avec précision le chiffre des dépenses futures. Nous avons à rétribuer régulièrement, d’après la répartition des matières déterminée à Vienne :

1° Un savant responsable de la partie scientifique, soit, annuellement, 2000 F.

2° Une personne travaillant sous la direction de ce savant, soit 3000 F.

3° Une personne chargée des écrits logiques et juridiques, soit 4000 F.

Ces travailleurs auront à faire des voyages, payer des copistes, etc. soit 2000 F.

De plus, les frais d’impression sont évalués à 8 ou 9000 frcs par volume, et l’on estime que chacune des deux nations pourra faire paraître, en moyenne un volume par an, soit 9000 frcs – total : 20000 francs.

Par contre, l’assemblée générale de Vienne a voté une résolution aux termes de laquelle les 21 académies associées promettent de souscrire chacune à un certain nombre d’exemplaires et de recommander à leurs gouvernements des souscriptions analogues. Selon la mesure dans laquelle ces souscriptions se produiront, nous pourrons, soit alléger nos charges, soit accélérer la marche de l’impression.

Nous sollicitons donc de la bienveillance de l’Etat, pour nous permettre de continuer notre collaboration à la publication des œuvres de Leibniz, une subvention annuelle de 20000 fr, qui pourrait ultérieurement être réduite, si les souscriptions des gouvernements étrangers couvraient une notable partie des frais d’impression.

Veuillez agréer, Monsieur le Ministre, l’hommage de notre haute considération.

Georges Picot
Secrétaire perpétuel de l’Acad. Des Sciences Morales et Politiques

G. Darboux
Secrétaire perpétuel pour les sciences mathématiques de l’Académie des Sciences

Emile Boutroux

Poincaré

LS 6p. F17 17280, Archives nationales de France.

Time-stamp: "25.11.2016 23:34"