5-2-6. H. Poincaré to Eugénie Launois

[Juillet 1875]

Ma chère maman,

Je t’écris de chez Madame Rinck, n’ayant pas eu le temps de t’écrire ce matin, comme je te l’ai dit, à cause du géné Frossart ; hier, à cause d’une affaire imprévue survenue à un de mes cocons, ni lundi parce que j’attendais des nouvelles de mon exam. Mon exam n’a pas été aussi bon qu’on aurait pu s’y attendre ; cependant il n’est pas mauvais ; dans tous les cas il ne faut pas oublier que 18 ne serait pas une très mauvaise note chez Bresse, puisque Badoureau, Küss et Oppermann ont eu 16 chez lui, Lecornu 18,50 et Grant seul 19. Le soir je suis sorti et la soirée s’est passé sans autre incident. Mme Bideau est venue le soir.

Hier donc un de mes cocons fait passer un topo conçu à peu près en ces termes. La patience est une vertu qui peut devenir une lâcheté. La salle 8 propose de débarrasser la cour des basoffs, ces vils suppôts du tyran qui empoisonnent les quelques moments de liberté qu’on nous laisse. Là-dessus on avait mis des observations qui donnaient  quelque apparence de sérieux à cette plaisanterie. Les uns demandaient du chahut de bourets et se faisaient énergiquement conspuer ; d’autres conspuaient des anciens qui avaient parlé familièrement avec des basoffs, particulièrement avec Plock. Cette dernière phrase me décide à faire passer le topo chez les anciens. Suivant l’usage, j’arrive au binet, Mon lieutenant (c’était Plock) puis-je dire un mot au major des anciens. «   Oui, monsieur  ». A peine étais-je rentré chez nous que Plock arrive salle 31 et pince le topo ; il s’était douté de quelque-chose. Il porte le topo chez le colo. Le colo arrive salle 8 ; et demande que l’auteur se déclare ; nulle réponse ; il fait prendre les cahiers et reconnaît l’écriture de Belin. Belin monte en prison et on lui déclare qu’il va passer en conseil de discipline. Les autres types de la salle 8 sont aussi emmenés en prison et menacés de 15 jours d’Abbaye. Je vais avec Badoureau trouver les pitaines et nous nous apercevons qu’un des pitaines sur lequel nous comptions le plus est contre Belin. De là nous allons chez le colo, charmant mais inflexible, puis chez Bonnet, très bien disposé. Nous retournons ensuite chez le pitaine, une fois chacun séparément et une fois ensemble et chaque fois la situation va en s’améliorant. Tout  dépendra du type étranger qui fait partie du conseil.

Aujourd’hui matin, visite du géné [Frossart ?]; revue en bit et défilé de 7 h 14 à 7 h 12. Rien de particulier. Laïus du géné [Frossart ?], impossible d’entendre. De 8 h 12 à 10 h 12 exer ; rien de particulier ; non plus ; le géné dit que nous deviendrons bientôt un second bataillon de St Cyr ; le géné papillonne autour du géné Frossart qui se retourne toujours du côté du colo. Le géné Frossart a une assez belle tête, une capote à [mot ill.]-pieds et des jambes à ressort. Puis on déjeune ; pendant le déjeuner on annonce que le géné Frossart est en train de visiter la cuisine.

Aussitôt on entonne le [mot ill.] de [Gish-ton-Khan ?]. grand émoi des basoffs qui courent de tous les côtés pour étouffer cet air séditieux. Enfin on se dévisse comme cela était décidé pour protester contre le changement d’uniforme ; Badoureau passe d’abord ; le géné Dur me demande ce que nous allons faire ; je le lui dis ; comment, dit-il, vous voulez qu’on revienne sur une décision du ministre, enfin cela m’est égal, allez vous faire remballer. Cela n’a pas l’air de lui être si égal que cela. Enfin j’entre ; le géné Frossart me demande si je viens en mon nom ou au nom de la promoss. Je lui réponds que je viens en mon nom exprimer l’opinion de la promoss. Ah c’est très bien ; puis nous laïussons pendant un quart d’heure.  Il est charmant et n’est pas du tout le type rognard qu’on avait annoncé. Le but est donc rempli.

AL 3p. En-tête de l’École Polytechnique. Collection particulière, 75017 Paris.

Last edit: 8.05.2016